Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "XXVI. Bagatelle", in: La Bagatelle, Vol.1\027 (1742), S. 150-156, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2171 [aufgerufen am: ].


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XXVI. Bagatelle.

Du Jeudi 1. Août 1718.

Metatextualität► Suite de mes Réflexions sur la Vanité. ◀Metatextualität

Ebene 2► Si la charité veut qu’on laisse ce pauvre Valet de Marguillier jouir tranquillement de la gloire d’avoir contribué à la satisfaction [151] de ceux qu’il a apellés à un Sermon excellent, cette même charité ne veut-elle pas qu’on ait une pareille indulgence pour une infinité d’autres hommes, qui tirent leur gloire & leur satisfaction de sujets autrement brillans ?

Des gens qui paroissent n’avoir de la raison que pour faire donner le Genre-humain au diable, devroient avoir continuellement dans l’esprit ce pauvre Grec, qui poussé d’une aimable folie, passoit des jours entiers sur les bancs vuides du Théatre, & s’imaginoit y entendre les plus habiles Acteurs, & la plus excellente Musique. Quand à force d’hellébore ses amis l’eurent remis dans son bon sens, bien loin de leur en témoigner de la reconnoissance : Que vous ai-je fait, leur dit-il, que vous ai-je fait, mes Amis, pour m’arracher ainsi à la plus douce volupté ?

Croyez m’en, Ami Lecteur, n’en agissons pas ainsi à l’égard de l’opulent & magnifique Eraste. Je sai bien qu’une noble & modeste rougeur lui couvre le visage, lorsqu’on le complimente sur ses bas à coins d’or, sur ses habits brodés, sur la frisure aisée d’une perruque blonde, qui vient d’Angleterre, & qui lui coute trente guinées. Je n’ignore pas qu’il confond son Etre avec ses laquais, ses livrées, ses housses, ses chevaux ; & que ces choses sont avec lui en communauté d’intérêts. Je le sai, & je le lui pardonne. Dequoi voulez-vous qu’il se glorifie ? la Nature n’a rien fait en sa faveur. Ira-t-il faire mille réflexions fâcheuses & inutiles sur ses imperfections ? Se fera-t-il une étude de se mépriser, & de se [152] rendre malheureux avec vingt mille livres de rentes ? Il a raison certainement de s’abîmer dans une aimable illusion, qui amuse toujours son imagination par mille plaisirs variés. Je souhaite même qu’il ne lise pas ce papier, ou du moins qu’il applique le caractére que je viens de tracer, à quelque Voisin assez heureux, pour être continuellement égayé par la même folie.

Allgemeine Erzählung► J’eus hier le plaisir de rencontrer Oenophile. L’homme du Pays qui boit le plus héroïquement, c’est lui. Bientôt il sera Magistrat, à ce qu’on m’a assuré. Son grand mérite est enfermé dans sa cave, jamais personne n’eut de plus excellent vin.

Te voilà, mon Ami, me dit-il ; que voilà un beau tems ! allons à mon jardin, je vous y ferai tâter d’un vin des Dieux ; deux ou trois bons compagnons ont déja pris les devans.

Je le suis, il ouvre d’abord une bouteille d’un air mistérieux, il en fait rouler le vin méthodiquement ; & dans un silence attentif, les yeux fixés sur les miens, il attend ma décision. C’étoit un vin blanc, qu’il prétendoit tirer son origine de France, & sur lequel les plus habiles Marchands avoient exercé toute la finesse de leur Art empoisonneur.

Voyant que ce verre de vin ne changeoit rien à mon air, naturellement assez froid, vous ne le trouvez pas bon, me dit-il la mortification peinte sur le visage. Vous avez le goût Francisé, attendez, j’ai ici votre affaire. Là-dessus il décoëffe une bouteille de vin de Bourgogne, il la léve d’un bras dégagé, & [153] fait artistement petiller la liqueur Bachique dans un verre qu’il venoit de rinser lui-même.

J’en goûte, le vin étoit admirable ; je baisse une oreille, & j’accompagne ce mouvement de tête d’une grimace savante, & d’un clin d’œil significatif. Voilà notre homme au comble de sa joie, sa trogne illuminée s’anime d’un feu nouveau, il pousse dans les airs un cri d’allegresse. Ah ! s’écrie-t-il, voilà ce qu’on peut apeller du vin. Si vous en trouvez comme cela dans aucune cave de la ville, je renonce à boire du vin pour le reste de mes jours. Allons, Messieurs, de la joie, faisons-lui honneur, puisqu’il est bon. ◀Allgemeine Erzählung

Beau sujet de vanité ! Oenophile a-t-il été faire lui-même un voyage en Bourgogne, pour diriger ceux qui faisoient ce vin ? Non. Il ne l’a pas même acheté lui-même ; il se fie à un Gourmet de ses amis, dont le goût lui tient lieu d’oracle ; il donne l’argent : n’en voilà-t-il pas tout autant qu’il en faut, pour établir la réputation d’un honnête-homme, & pour lui faire tirer d’un bon verre de vin, qu’il donne à ses Amis par vanité, une satisfaction aussi vive, que celle qu’un Conquérant fonde sur ses victoires les plus brillantes ?

Puisque l’occasion s’en présente, nous aurions grand tort de ne rendre pas ici justice au Narcisse de nos jours. Il a le teint beau, la chevelure passable, de grands yeux bleux à fleur de tête, les traits assez réguliers ; mais ses yeux sont éteints & stupides. Il n’a rien de dégagé, ni dans sa taille, ni dans ses jambes. Soin ton de [154] voix est grossier & rustique, ses maniéres sont plattes. Il n’aura jamais d’idée de la politesse & de l’air galant. Pour de l’esprit, il n’en a point : l’esprit n’est pas fait pour les beaux Garçons.

Sur ce mince mérite pourtant, il fonde une vanité aussi extravagante que délicieuse. Malheur aux Femmes qui le regardent ; il n’a qu’à présenter sa face conquérante, elles sont prises. Sa vaste imagination triomphe de tout le Sexe : Belle, laide, jeune, vieille, maîtresse, servante, tout cela doit passer le pas.

Ce seroit peu de chose, si sa vanité ne brilloit que dans son air : il ne peut s’empêcher de l’exprimer sans ménagement, par les discours les moins équivoques.

Ebene 3► Dialog► Avez-vous remarqué l’air riant dont cette jeune Personne vient de me rendre le salut ? elle a tourné la tête plus de vingt fois après que nous avons été passés : elle est assez drolle, il faut que je tâche de m’introduire chez elle.

Cette Servante que vous avez-là a l’air gaillard, elle est, ma foi, d’un bon suc. Je ne sai pourquoi la carogne me regarde toujours quand je suis ici ; elle vient même souvent dans la chambre, sans y avoir grand’ chose à faire ; je me donne au diable, si elle ne m’en veut.

Connoissez-vous la vieille Doris ? Je crois, ma foi, que cette Carcasse a encore l’amour jusques dans la moëlle des os. Je la vis hier sur la porte, je lui fis une profonde révérence ; elle me la rendit au double d’un air de tête languissant & panché, qui pensa me faire éclater de rire. Mais à d’autres ; ce n’est pas-là mon gibier, je sai [155] bien d’autres occasions pour mettre mes talens à profit. ◀Dialog ◀Ebene 3

Metatextualität► Voilà les discours ordinaires dont le fortuné Narcisse régale son imagination. ◀Metatextualität

Quelquefois, pour me rendre favorable à sa vanité, il fait des efforts pour mettre la mienne de la partie, en me faisant remarquer des regards obligeans que quelque Belle, à ce qu’il prétend, daigne jetter sur ma figure. Mais je connois le pelerin ; ce n’est qu’afin que je retorque la fleurette, & que je consente à établir entre nous un commerce de fatuïté, dont il espére tirer le plus grand profit.

Je conviens que le fat & imbécille sont richement mêlés dans ce tour d’esprit de Narcisse, & que sa Vanité est la chose du monde qui caractérise le mieux un Sot avec toutes ses fournitures. Il est naturel qu’une Femme se fasse autant de plaisir de voir un beau Garçon, que nous nous en faisons de regarder une belle Fille. Mais il est certain que ce Plaisir & l’Amour sont deux choses bien différentes. J’ai vu quelquefois dans des compagnies, un beau Sot attirer pendant quelques momens les yeux de toutes les Femmes ; mais dès-que la conversation s’échauffoit, elles laissoient le Niais silentieux se morfondre, & tournoient leurs regards & leurs discours du côté de l’esprit, quoiqu’entouré d’une écorce moins agréable.

Avec tout cela, il est incontestable que Narcisse est l’Enfant gâté de la Nature, & que ceux mêmes qui sont les plus capables de sentir son ridicule, doivent porter envie à l’heureux égarement de son esprit. S’il est cer-[156]tain que le bonheur le plus touchant qui puisse arriver à un homme dans la fleur de son âge, est d’être en vogue chez le Beau Sexe, peut-on douter qu’à cet égard, comme à bien d’autres, l’imagination ne remplace abondamment la réalité, qui ne va jamais aussi loin que l’imagination ? ◀Ebene 2 ◀Ebene 1