Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "XXI. Bagatelle", in: La Bagatelle, Vol.1\022 (1742), S. 120-125, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2166 [aufgerufen am: ].


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XXI. Bagatelle.

Du Jeudi 14. Juillet 1718.

Monsieur l’Abbé de C ***, Membre de l’Infaillible Académie Françoise, ou, si l’on veut, de l’Inquisition des Belles-Lettres établie à Paris, trouva un jour sous sa main une Tragédie, qui avoit extrêmement réussi sur le Théâtre. On le pria d’en dire son sentiment. Il le voulut bien. A peine en eut-il commencé la lecture par

Zitat/Motto► Le combat, se prépare, & j’en rens grâce aux Dieux, ◀Zitat/Motto

qu’il jetta-là le Livre avec dédain, assurant que cet Ouvrage ne valoit pas le diable. Ebene 3► Dialog► Il n’est pas possible, continua-t-il, que ce Poëte ait le sens-commun ? il n’a pas la moindre justesse dans l’expression ; il ne sait pas seulement la distinction étimologique & grammaticale qu’il faut faire entre certains termes, que le Peuple ignorant prend pour sinonimes.

Tels sont sans doute, Combat & Bataille, dont il s’en faut bien que le sens ne soit le même. Une Bataille est une Action entre deux Armées formelles ; de part & d’autre on choisit le terrein, on fait la disposition de ses troupes, &c. ; mais un Combat n’est qu’une Action inopinée, imprévue, fortuite. Par conséquent on peut se [121] préparer à une Bataille & non pas à un Combat ; & c’est fort mal connoître la force des termes, que de dire,

Zitat/Motto► Le Combat se prépare, & j’en rens grace aux Dieux. ◀Zitat/Motto ◀Dialog ◀Ebene 3

Le moyen de résister à une critique si sensée, & si terrassante ! Toute la Compagnie opina du bonnet, qu’une Tragédie, qui commençoit si mal, ne pouvoit qu’être détestable, absolument détestable d’un bout à l’autre.

Je vis pourtant parmi la troupe un Homme de Guerre, qui car une certaine grimace méprisante, me fit remarquer qu’il apelloit de cette sentence à la Raison.

Quand la Compagnie fut séparée, il me prit à part, sachant que j’étois étranger, & qu’il pouvoit s’ouvrir librement à moi sur ces Hérésies en matiére d’Esprit. Quoiqu’Officier, il passoit pour homme de bon-sens ; il avoit lu quelques Ouvrages des Anciens, & tout ce que les Modernes de plusieurs Nations ont fait de plus beau & de plus estimé ; il faisoit même des Vers.

Ebene 3► Dialog► J’enrage, morbleu ! me dit-il, quand je vois notre sotte & superbe France prostituer sa gloire par son goût puéril & vétilleux. Non contens d’être toujours les plus souples des Esclaves, nous voulons encore qu’une honteuse servitude régne dans la Poësie, la plus libre & la plus noble Production de l’Esprit.

Peste soit du Nigaud avec son Combat & sa Bataille ! Si ces termes n’étoient pas sinonimes [122] en Prose, comme ils le sont pourtant en dépit de tous les Abbés du monde, ils devroient l’être en Vers, & ils l’ont été dans les Ouvrages des plus fameux Poëtes du Siécle passé, auxquels la plupart de nos fades Beaux-Esprits d’à présent ne sont pas dignes de décrotter les souliers.

Une pensée est belle, noble, sublime ; elle est exprimée d’une maniére forte & claire, n’importe ! On ne daigne pas faire attention à la chose même, & l’on s’occupe à quelque endroit rabotteux de l’écorce qui l’enveloppe. C’est la premiére fois de sa vie qu’une telle épithéte se trouve avec un tel substantif. Mais elle expressive & pathétique, on ne sauroit la remplacer que par une période. Tout cela n’est rien, soyez long & froid, mais soyez exact. Rendez-vous esclave d’un Usage plat & prosaïque, & ne hazardez rien. Croyez que les Anciens étaient des Bêtes avec leur hardiesse Poëtique, & avec leur Langage des Dieux. Une construction nette & scrupuleuse vaut infiniment mieux, que tout le merveilleux & tout le sublime des Virgiles & des Corneilles.

Encore pourroit-on, malgré cette contrainte, faire avec bien de la peine quelques Vers passables ; mais on a trouvé bon d’ajouter à cette tirannie de la Grammaire, le despotisme de la Rime, l’ennemie jurée de la Raison.

Si notre Politesse Françoise a trouvé bon d’adopter la Méthode Gothique, d’étourdir nos oreilles par une répétition uniforme & insipide des mêmes sons, elle auroit dû se contenter d’une ressemblance paisable, qui suffit pour l’oreille. Mais par un maudit panchant pour la servitude, elle veut qu’on rime pour les oreilles & pour les yeux. [123] & cet esclavage particulier s’accroit tous les jours, avec l’esclavage général de la Nation. Ce qui rimoit du tems d’Henri IV & de Louis XIII, ne rime plus à présent. Nos Rimes sont riches, mais en récompense nos Vers sont pauvres ; & la richesse des uns, est précisément sa cause de la pauvreté des autres.

Le Génie Poëtique, & la facilité de trouver des Rimes, sont des dispositions de l’esprit très réellement distinguées. On peut avoir une belle imagination, fertile en tours heureux & nouveaux ; on peut avoir un feu vif & noble, en un mot, tous les talens nécessaires à la véritable Poësie, & l’on ne sera pas Poëte, parce qu’on n’a pas le talent de trouver des Rimes riches, ou qu’on croit au-dessous de soi d’aller remuer dans la tête tout un Dictionnaire, pour trouver des sons exactement ressemblans.

Non, parbleu ! avec tous ces talens on ne sera pas Poëte : nos Grimauds s’y opposent, & il faut que je me soumette à leur ridicule décision, si je ne veux pas que mes Vers soient maltraités, & mis en piéces de la maniére la plus impitoyable.

J’essaye d’ajuster mes Vers à la servile bisarrerie de ces petits Esprits. Il me vient dans l’esprit une belle & grande Vérité ; je trouve des termes qui la rendent d’une maniére concise, claire, forte ; je les arrange dans un Vers harmonieux & bien cadencé. Mais que vois-je ! Le mot qui finit la ligne a une lettre oisive de plus, que le mot qu’il avoit au-dessus de sa tête, ou bien il a une silabe longue, au-lieu que l’autre en a une courte ; tout est gâté ; il faut refondre [124] un Vers si beau, ou se donner la torture pour trouver une Rime qui soit sans reproche.

Après avoir bien travaillé, bien sué ; après m’être donné une peine de Galérien pour faire passer en revue dans mon cerveau une infinité d’expressions avec les idées qui y sont attachées, je trouve enfin un mot composé des lettres qu’il me faut, mais qui ne peut signifier ce que j’ai dans l’esprit, que par une métaphore si forcée, qu’elle approche de l’énigme. Tant pis pour moi, il faut que la Rime marche, & que la Raison aille au diable.

Sur ce pié-là la Poesie est un vil Métier & Maître Apollon n’est parmi nous qu’un Crocheteur, qui gagne sa vie à force de travail. Je ne badine pas, & conformément au maudit Goût de votre Pays, je prétens qu’il est aussi facile de donner une Recette, pour faire un Poëme, que pour faire une Pommade ou une Compotte. Encore ce Poëme sera-t il bien malheureux, s’il n’a autant de prétentions sur les Prix proposés par l’Académie, qu’aucun de ses Rivaux. ◀Dialog *e3

Mon Poëte guerrier prononça ce petit Discours d’un air vif & martial, & moi qui aime à dire avec Sosie, Messieurs, Ami de tout le monde, je trouvai bon de sacrifier la sincérité à la politesse ; & je lui dis qu’il n’avoit pas tout le tort, quoique dans le fond je fusse bien éloigné de son sentiment.

En effet, n’est-ce pas à l’empire absolu de la Rime, que nous devons en partie la perfection du Stile, qui consiste dans la Raréfaction des Pensées, ou dans l’Art de ne dire Rien en périodes coulantes & bien arondies ? Ce Stile doit passer pour parfait sans [125] doute, puisque le Prix de l’Académie est donné bien souvent à des galimatias de la derniére excellence : tel est, par exemple, un Poëme à la louange de Louis XIV., sur la Construction du Chœur de Notre-Dame, promis par Louis XIII.

Zitat/Motto► Quel prodige de l’Art ? l’excellence admirée

Imite sur l’Autel la Puissance qui crée :

Dieu lui parle, & l’encens que sa voix rend fécond,

Par mille Etres formés à ses ordres répond.

Du ténébreux Cahos sort le visible Temple,

Où tout offre la gloire à l’œil qui le contemple.

Tels du docte Artisan les desseins inventés,

Passent de son esprit sur le Bronze enfantés.

Une informe matiére en Chef-d’œuvre est formée,

Le Ciseau fait sortir la Figure animée. ◀Zitat/Motto

Ces Vers sont beaux sans contredit, il y a des mots pompeux, des rimes très riches. Mais où sont les Commentateurs assez hardis, pour en entreprendre l’explication ? Il me semble qu’on y parle de la Création ; pour le reste, Fiat lux. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1