Cita bibliográfica: Justus Van Effen (Ed.): "XVII. Bagatelle", en: La Bagatelle, Vol.1\018 (1742), pp. 97-102, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2162 [consultado el: ].


Nivel 1►

XVII. Bagatelle.

Du Jeudi 20. Juin 1718.

Nivel 2► Les Rationalistes se sont mis dans la tête, que la Vertu & l’Esprit sont fondés sur des principes éternels de la Raison, & qu’ils sont aussi fixes & aussi inaltérables que leur baze même. La plupart des gens s’imaginent qu’ils sont de la même opinion, mais ils se trompent lourdement ; & pour peu qu’ils veuillent se donner la peine de fouiller dans leurs propres idées, ils verront avec éviden-[98]ce, qu’ils sont convaincus que l’Esprit & la Vertu varient selon les tems, les lieux & les circonstances. Rien n’est plus naturel que de se tromper sur ses propres sentimens. Il y a une très grande conformité entre l’Imagination & la Pensée ; & les impressions de l’Habitude ressemblent tellement aux lumiéres de la Raison, que nous sommes fort sujets à prendre les unes pour les autres.

Chacun est accoutumé, dès sa plus tendre enfance, à attacher l’idée de Spirituel & de Vertueux à certaines pensées & à certaines actions. II juge toujours conformément à ses prétendus principes ; & loin de prendre la peine de les révoquer en doute, il regarde d’un œil de pitié celui qui ne les admet pas, & il le condamne avec la derniére confiance à passer pour un homme extravagant & chimérique. Mais cet homme est bien loin de passer condamnation, il n’est pas moins que l’autre sous la férule de la Coutume, & il en soutient les intérêts avec une fermeté tout aussi inébranlable. Un troisiéme survient quelquefois, qui les trouve tous deux également sots, parce qu’il a tiré de la même source des principes tout différens ; & ce troisiéme encore court risque de n’être pas mieux traité par un autre.

Si ce que je viens de dire est parfaitement fondé en expérience, on n’en sauroit rien conclure, sinon, que pour se conduire avec modestie & avec sagesse, il ne faut pas disputer des Goûts ; ou bien qu’il faut prendre pour le bon Goût, celui qui est le plus en vogue parmi les personnes avec qui nous a-[99]vons les relations les plus étroites. C’est ainsi qu’il faut conduire les décisions sur la Vertu & sur l’Esprit, par raport à chaque homme en particulier ; & c’est encore ainsi qu’il faut en agir par rapport aux différens Peuples, & aux différens Siécles.

Dans la Société dont je suis membre, & dans le Siécle présent, telle chose passe pour Spirituelle & pour Vertueuse, elle l’est donc par rapport à moi. On en a jugé autrement dans le Siécle passé, & ce Sentiment ancien régne encore chez d’autres Nations. Fort bien, ce Siécle avoit raison alors, mais il auroit tort à présent. Ces Peuples raisonnent fort bien chez eux, mais chez nous ils ne savent pas ce qu’ils disent. En un mot, il faut en agir comme si le Goût qui régne autour de nous étoit sur & infaillible, sans pourtant qu’il soit défendu de penser, que si nous étions environnés d’un Goût tout différent, il auroit précisément le même degré d’Infaillibilité. Il en est de l’autorité de la Coutume sur le Devoir & sur l’Esprit, comme de l’Infaillibilité du Pape. Un tel Pontife a fait un tel Décret, il étoit infaillible sans doute. Un de ses Successeurs a fait un Décret diamétralement opposé au premier, ce Pape est infaillible encore. Il faudroit être Hérétique pour trouver-là la moindre contradiction.

Quoique ce que je viens d’avancer me paroisse de la derniére évidence, je prévois néanmoins que certaines gens pourront admettre mon opinion par rapport à l’Esprit, mais qu’ils la rejetteront par rapport à la [100] Vertu, & qu’ils s’obstineront à la prendre pour quelque chose de réel. Mais c’est un préjugé tout pur, qui vient uniquement d’un défaut de réflexion sur les forces illimitées de la Coutume.

Je le démontrerai par quelques exemples fort remarquables.

Relato general► Lorsque Xerxes, Souverain des plus vastes Etats qui furent jamais réunis sous une même Monarchie, mena vers la Gréce cette fameuse Armée composée de cent Nations différentes, il fit quelques réflexions sur l’opposition bisarre de leurs mœurs. Comme les siennes n’avoient rien à démêler avec celles-là, il résolut de tourner en ridicule ce qui passoit chez quelques-uns de ces Peuples pour des Devoirs sacrés & indispensables. Il fit venir auprès de lui quelques Grecs & quelques Scythes, & les questionna les uns & les autres sur les Rites de leurs Funerailles.

Les Grecs dirent que chez eux on ne trouvoit rien de plus décent & de plus pieux, que de bruler les cadavres de les Parens, d’en ramasser les cendres, & de les conserver précieusement dans des urnes.

Pour les Scythes, ils répondirent qu’ils ne trouvoient pas de tombeaux plus honorables pour leurs Parens défunts, que leur propre corps, & qu’ils les mangeoient par devoir & par piété.

Là-dessus le Roi des Perses ordonna aux deux Peuples de troquer de Coutumes, & prescrivit aux Grecs de manger désormais les cadavres de leurs Parens ; & aux Scythes, de les bruler selon les cérémonies de la Gréce.

[101] Les premiers reculérent d’horreur à cette terrible propostion, les Scythes n’en furent pas moins sandalisés, & ils parurent les uns & les autres déterminés plutôt à perdre leur propre vie, que de traiter d’une maniére si indigne les restes futurs de ceux qui étoient alors les objets de leur tendresse, & les sources d’une partie de leurs plaisirs.

Peut-être chicanera-t on sur cet exemple, comme s’il s’agissoit-là uniquement d’une Cérémonie, & non pas de la Vertu même. Je le veux. Voici donc un autre exemple qui roule sur la Justice, qui non seulement est une Vertu, mais à laquelle toutes les autres Vertus aboutissent comme à leur centre. ◀Relato general

Relato general► Un François vient de débarquer nouvellement ici, & croit avoir des raisons suffisantes pour se persuader que son Valet l’a volé : il va le dénoncer aux Magistrats, qui d’un air tranquille & posé lui demanderont, où sont les Témoins ? Mes Témoins ? répondra-t-il ; je suis Gentilhomme, je suis croyable sur ma parole.

Né dans un Pays où le Dispotisme descend, par une cascade continuée, du Prince jusqu’au moindre Sujet, qui voit encore quelqu’un au dessous de lui, il trouvera une injustice criante dans la conduite d’un Juge, qui paroit mettre de niveau un Gentilhomme & un faquin de Valet. Le Juge au contraire, accoutumé à vivre dans une République où l’on s’imagine que la Nature a fait tous les hommes égaux ; que les faveurs de la Fortune ne décident point de la justice [102] d’une Cause ; & qu’un Valet fripon, & un Maître précipité ou soupçonneux, sont des choses également naturelles ; le Juge, dis-je, trouve de la justice à en agir avec précaution ; il croit qu’une bourse perdue peut se retrouver, que des coups de fouët appliqués par la main du Bourreau font ineffaçables ; & il prononce que si le Maître n’est pas content de son Domestique, il n’a qu’à lui donner son argent, & à le renvoyer. Quelle maudite Sentence ! s’écriera mon Etranger. Quoi ! je payerai un Coquin pour m’avoir volé ! Un Coquin qui mérite les galéres ! Cette affaire lui donnera une indignation dont il ne reviendra qu’à peine, quand il aura retrouvé ce qu’il avoit égaré ; ou quand, par vingt années d’une vie Républicaine, ses idées sur la Justice auront commencé à s’affaiblir machinalement. ◀Relato general ◀Nivel 2 ◀Nivel 1