Citation: Justus Van Effen (Ed.): "IV. Bagatelle", in: La Bagatelle, Vol.1\005 (1742), pp. 19-24, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2149 [last accessed: ].


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IV. Bagatelle.

Du Lundi 16. Mai 1718.

Level 2► Le Philosophe à qui je viens de river le clou d’une maniére si vigoureuse, sera obligé d’avouer à son tour, qu’effectivement nous jouissons de certains agrémens qui lui manquent ; mais comme c’est une race opiniâtre, il s’obstinera à préférer son sort au nôtre. Level 3► Dialogue► Il est vrai, dira-t-il, que mon exactitude me rend peu propre à plaîre dans le grand monde ; mais rien ne m’empêche de rouler dans un petit Cercle d’Amis sensés, dont l’entretien peut me divertir d’une maniére utile. D’ailleurs, absolument parlant, je puis m’en passer, je me suffis à moi-même. Vous autres, vous dépendez de vos Compagnies, & vous n’êtes pas entiers quand vous étes seuls. Semblables à des personnes qui se servant de mets qui ne font que rafraîchir la bouche sans nourrir le corps, doivent à tout moment manger sur nouveaux fraix, à peine avez-vous goûté un de vos plaisirs ordinaires, que vous vous trouvez malheureux s’il ne s’en présente pas d’abord un autre. Pour nous, nous nourrissons notre ame d’alimens succulens, qui pendant longtems peuvent nous sustanter. Par-tout où je me trouve seul, dans un antre, dans un désert, j’y jouis de la satisfaction de me posséder moi-même ; j’y suis toujours accompagné de mille idées rectifiées, & dégagées, du fatras des préjugés vulgaires ; [20] je me plais à passer ces idées en revue, & à m’enrichir de quelque nouvelle acquisition. Un Avare qui tire l’or de ses coffres, qui se réjouit à la vue de ses trésors, & qui y ajoute quelque nouveau gain, ne goûte pas un plaisir plus pur & plus satisfaisant. De plus, mille objets que la coutume vous fait envisager toujours avec une indolence stupide, attirent mon attention. Une promenade est capable de me procurer le divertissement le plus varié, un arbre, une plante ... ◀Dialogue ◀Level 3

Ce maroufle de Philosophe n’aura-t-il jamais fait ?

Citation/Motto► Vous aimez tant la promenade,

Hé bien, allez vous promener. ◀Citation/Motto

Metatextuality► Voilà la seule réplique dont je prétens honorer ce raisonnement si sérieux & si ennuyeux, que je suis persuadé que la moitié de mes Lecteurs n’auront pas la patience de le lire d’un bout à l’autre. ◀Metatextuality

Qu’on me permette de faire voir par la petite solution que je viens de donner, & qui sans contredit est fort jolie, que l’Esprit a des avances prodigieux sur la Raison. Celle-ci fue sang & eau pour vous bâtir un argument sur pilotis, la maniére de parler est assez extraordinaire pour qu’on la trouve bonne : l’Edifice se léve lentement & solidement, & quand on est prêt à y mettre la derniére pierre, zeste, un petit bon-mot, une petite citation bien appliquée, part d’une imagination brusque comme un coup de fusil : voilà la Raison & le Raisonnement qui en tiennent, Procumbit humi bos.

[21] Il me reste encore à parler de deux autres moyens d’avoir de l’esprit infiniment : j’entens raisonnablement bien le prémier ; mais pour l’autre je conviens, à mon grand regret, qu’il passe ma sphére. Le prémier n’est autre chose que l’art de raréfier les pensées. Il faut entendre un peu la Physique, pour bien concevoir la force du terme dont je me sers ici ; expliquons-nous. L’Air a une certaine propriété, qu’on apelle Elasticité, c’est-à-dire, que chaque particule d’air peut se replier : alors l’air se condense, & une grande quantité de cette matiére peut être resserrée dans un petit espace. Quand au contraire ces ressorts se lâchent, l’air se raréfie, & peu d’air suffit pour remplir un grand espace. A présent on entendra bien que condenser ses pensées, c’est resserrer un grand nombre de pensées dans un petit nombre de mots. Raréfier ses pensées, au contraire, c’est les étendre pour leur faire occuper un grand terrain.

La prémiére de ces méthodes est en usage chez les Géométres & chez les Faiseurs d’Extraits ; & la seconde est tombée en partage aux Poëtes, aux Auteurs de Romans, aux Historiens modernes, aux Métaphysiciens, aux Prédicateurs, en un mot, à tous les Ecrivains qui prétendent avoir de l’esprit & de l’imagination. Je ne vois pas qu’il vaille la peine de parler ici du stile des Géométres, & des autres Rationalisles : ce sont de vrais prodigues ; ils s’imaginent qu’ils auront toujours des pensées de reste, & il arrive bien souvent qu’ils dépensent tout leur bien [22] dans un seul volume. Pour les Beaux-Esprits ils mettent leur petit trésor à profit, par un ménage prudent & sensé ; & il y a beaucoup de grands Hommes, anciens & modernes, qui doivent toute leur réputation à cette sobriété de stile. Ovide est un modéle achevé de cette perfection. Il est vrai qu’il ne ressemble pas à quelques Grimauds de nos jours, qui raréfient leur esprit par de fades répétitions, par des synonimes plats, & par des épithétes d’Ecolier. Non, il vous donne la même idée quatre ou cinq fois de suite, toujours ajustée différemment, mais d’une maniére également brillante : ses pensées ressemblent à ces Coquettes, qui se parent de trois ou quatre maniéres dans un seul jour, & qui combinant leurs charmes avec quatre habits différens, trouvent l’art de les rendre toujours nouveaux. Je pourrois encore vous citer d’autres Ecrivains, qui ont brillé par le même artifice ; mais je pense qu’il suffit que vous m’ayez lu, pour avoir une idée juste de la matiére en question.

Il est fort rare que les pensées condensées fassent un bon effet dans un Ouvrage d’esprit ; mais il y a certaines sortes de productions, où elles hâtent absolument tout : telles sont ces Piéces gracieuses, & quelquefois précieuses, qu’on apelle Odes Anacréontiques. Personne n’y a plus mal réussi que Mr. de la Mothe, que des gens sans goût ne laissent pas d’estimer ; il met presque une pensée entiére dans chaque Strophe de ses petites Odes ; & cela s’apelle les étouffer, les étrangler. C’est ce que le Poëte sans Fard lui [23] fait toucher au doigt, à l’occasion d’une petite Piéce intitulée les Souhaits. Je vai la copier ici en faveur de quelques-uns de mes Lecteurs, qui n’auront peut-être lu, ni la Piéce même, ni la Critique sensée qu’on en a faite.

Citation/Motto► Que ne suis-je la Fleur nouvelle,

Qu’au matin Climéne choisit ;

Qui sur le sein de cette Belle,

Passe le seul jour qu’elle vit !

Que ne suis-je le doux Zéphire,

Qui flate & rafraîchit son teint ;

Et qui pour ses charmes soupire

Aux yeux de Flore, qui s’en plaint !

Que ne suis-je l’Oiseau si tendre,

Dont Climéne aime tant la voix,

Que même elle oublie, à l’entendre,

Le danger d’être tard au Bois !

Que ne suis-je cette Onde claire,

Qui contre la chaleur du jour

Dans son sein reçoit ma Bergére,

Qu’elle croit la Mére d’Amour !

Dieux ! si j’étois cette Fontaine,

Que bientôt mes flots enflammez…

Pardonnez, je voudrois, Climéne,

Etre tout ce que vous aimez. ◀Citation/Motto

Quoique je me propose de vous faire voir clair comme le jour, que ce petit Poëme est mauvais, abominablement mauvais, la justice qu’on doit à tout le monde, m’oblige pourtant [24] à faire voir à mon Lecteur un trait tout-à-fait délicat, que je trouve dans le second Vers de la derniére Strophe ; c’est une fleur de Rhétorique qu’on apelle Réticence.

Que bientôt mes flots enflammez…

Quelque Chercheur de midi à quatorze heures me demandera peut-être, que feroient ces flots enflammez, si l’Auteur étoit une Fontaine ? Ce qu’ils feroient ? Parbleu ! tout ce qu’il vous plaîra ; qu’est-ce que cela me fait à moi ? Il est pourtant très certain que l’Auteur le savoit bien, puisque dans le Vers suivant il demande pardon à sa Maîtresse de l’intention de ses flots enflammez. On ne demande pas pardon à sa Maîtresse pour rien. J’avoue qu’il est difficile à nous autres, de bien juger de la gaillarde entreprise des flots en question : mais c’est justement où consiste la délicatesse de la pensée. Je l’ai déja dit, le propre du Délicat, c’est de faire penser ; & comme il n’y a rien ici qui nous détermine à penser plutôt à une chose qu’à une autre, il ne dépend que de nous de penser longtems ; & par conséquent cette Rétitence est extraordinairement délicate. ◀Level 2 ◀Level 1