Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "Monsieur le Spectateur", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.1\013 (1758), S. 379-402, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1789 [aufgerufen am: ].


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Ebene 2► Ebene 3► Brief/Leserbrief► Monsieur le Spectateur

Je me cache de mon petit frere, de son précepteur, da ma gouvernante, de maman, de tout le monde, pour vous apprendre un secret auquel je suis intéressée, & qui vous fournira d’utiles leçons pour bien des parens que Dieu ne scauroit bénir, s’il <sic> ne changent de maxime. Je n’ai pas encore douze ans, Monsieur, & l’on songe déjà à me marier : toutes les paroles sont données, excepté la mienne qui se fera long-temps attendre, si Dieu soutient mon courage. C’est à un vieux marchand d’Esclaves que l’on me fait [380] la grace de m’engager, à un homme qui a passé trente ans de sa vie avec des visages noirs, & qui a encore la brutalité de dire tous les jours que les Négresses ont leur mérite. Il est vrai que cet homme est très-riche, & que mes parens ne le sont point, mais à mon âge & à celui que j’aurai encore quand ce vieux sauvage partira de ce monde, on ne pese point les richesses & on ne les regarde pas avec un microscope ; on a encore les premieres idées, & dans cet état de nature, les yeux & les desirs sont pour un objet aimable. Je scais cela par expérience, Monsieur. Une autre craindroit de vous faire cet aveu, vous diroit, pour détourner vous soupçons, que l’esprit suffit pour faire de certaines distinctions ; mais je suis si piquée du mépris qu’on marque pour mon bonheur, que je me crois autorisée à vous en montrer un peu pour ma gloire. Je ne rougirai donc pas de vous avouer que ce mari si laid, si vieux, [381] si riche, me paroît encore moins odieux par ses défauts que par la comparaison que j’en fais avec un jeune homme très-aimable qui me fait tous les jours des politesses infinies par la fenêtre. Je sçais que ce dernier ne me convient pas, parce qu’il est pauvre, mais je sçais que l’autre me convient encore moins, parce qu’il est vieux. J’ai pris mon parti sur les deux ; je ne me marierai pas. Mes parens n’auront rien à dire ; ils n’ont pas le droit de me condamner à ce qu’il y auroit de plus triste, quand je sçais me priver de ce qu’il y auroit de plus doux. C’est ce qu’il faut qu’ils sçachent, car je ne les soupçonne pas de s’en douter, & je m’adresse à vous, Monsieur, pour le leur apprendre. Je ne leur aurois pas dissimulé s’ils m’avoient fait l’honneur de me consulter ; mais jusqu’à présent ils se sont toujours défiés de moi, à cause que j’ai de l’esprit ; & hier même dans la funeste conversa-[382]tion, où ils conclurent ma parte, j’entendis qu’ils se disoient, il ne faut pas que la petite sçache un mot de tout ceci, c’est un esprit comme il n’y en a point pour son âge. Cette petite leur fera voir qu’elle n’est fine avec eux, que parce qu’elle est sensible à l’affront qu’ils lui font de la traiter comme un enfant, quand ils pensent qu’elle ne l’est point. M. le Spectateur daignera venger mon amour-propre & mon cœur ; c’est encore une imprudence qu’ils ont faite de laisser vos feuilles sur la cheminée. Je les ai lues en cachete ; j’ai appris par-là qu’il y avoit un honnête homme qui prenoit la défense des petits contre les grands, & des foibles contre les forts ; & j’ai l’honneur de m’adresser à cet homme-là, Monsieur, en vous écrivant. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Monsieur,

Des spéculations philosophiques sont étrangeres à bien des personnes ; des [383] leçons de morale sont prévenues par un caractere estimable, ou rejettées par un caractere vicieux ; une peinture des ridicules amuse, exerce l’esprit, & ne corrige point. Mais des exemples du malheur de la séduction, des tableaux vrais où la trahison des cœurs perfides soit bien représentée, impriment des traits ineffaçables. Tous les hommes sentent qu’ils sont sur une mer parsemée d’écueils ; l’amour de leur conservation, l’instinct, la réflexion appellent incessamment en eux, un flambeau & des guides. Permettez, Monsieur, que je m’adresse à vous pour leur en présenter de certains. Je n’éclairerai pas tous les précipices, mais celui sur lequel je puis répandre une clarté utile, est sur la route par où il faut qu’ils passent tous une fois du moins avant que d’arriver au port de la vie qui est bien loin au-delà des mers. C’est cet écueil qu’on nomme amour. Qu’il est profond, Monsieur, & qu’il est inévitab-[384]ble ! Ce qui nous y plonge, c’est moins l’artifice de la perfidie que la bonne foi du sentiment. Il faut que les jeunes personnes sçachent jusqu’où l’une peut aller, & jusqu’où l’autre peut conduire. L’expérience que j’ai faire des deux sera éternellement affreuse, & voilà le flambeau que je vous propose de joindre à celui qui brille dans vos écrits : je le présente aux femmes. Mon malheur leur appartient, puisque la nature nous fit. Elles & moi, pour avoir la même gloire, les mêmes sentimens, les mêmes principes ; en nous assujettissant, hélas ! aux mêmes foiblesses, & aux mêmes malheurs, &c. . . . ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Metatextualität► L’infortunée qui m’écrit a joint plusieurs lettres à celle-ci & quelques réponses. Je vais les donner pour sa consolation, non moins que pour remplir le vœu estimable qu’elle a formé. Si je ne puis me cacher que des sentimens passionnés soient capables de faire des impressions dangereuses, je [385] ne dois pas me dissimuler non-plus que les regrets qui les suivent ici, sont très-propres à en balancer l’effet, & à l’effacer même, pour le général, en développant, par la façon dont ils sont exprimés & motivés, toute l’adresse & toute la noirceur dont un scélerat est capable. ◀Metatextualität

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Lettre premiere.

Je ne fus hier point du tout tranquile <sic> après vous avoir quittée, comme vous l’auriez pensé. Je connois le caractere de votre sœur, & vous m’avez alarmé pour long-temps, en m’apprenant qu’elle soupçonne notre intelligence. Vous avez le malheur d’avoir dix ans moins qu’elle ; comptez qu’elle vous hait beaucoup pour cet avanatage-là : je voudrois les retrancher de sa vie & vous les donner. Cela ne vous empêcheroit pas d’être la plus jolie, & la plus aimable personne du monde, & nous aurions la paix. Sa mauvaise [386] humeur éternelle ne vient que de ce qu’elle voit mieux qu’un autre votre mérite : peut-être, hélas ! cherche-t-elle vos avantages dans les yeux de votre amant ! Si cela est, nous sommes perdus. Elle aura vu toute ma passion, elle en est furieuse, elle osera nous trahir ; car les ames que la vanité rend jalouses, sont basses & perfides. . . . Je vous afflige, je sens votre inquiétude, mais votre sécurité nous eût perdus, si je l’avois plus respectée. J’ai rêvé toute la nuit à ce que vous m’aviez dit. J’ai voulu écarter la terreur, vain effort ; elle est dans mon cœur. Songez à vous tenir sur vos gardes. Ne vous laissez point observer ; évitez des yeux indignes de vous regarder. Si votre sœur s’en offense, punissez-là du premier mot qu’elle vous en dira, en redoublant de précaution. Il faut qu’elle puisse se croire bravée ; la fermeté & le mépris pourront lui imposer ; la crainte & la confiance ne serviroient qu’à vous perdre. [387] ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Lettre II.

Eh bien, je serai plus tranquille ; je ne vous montrerai plus d’inquiétude. Il se présente un parti pour votre sœur ? son bonheur doit l’étonner, elle ne songera plus à nous faire du mal. Je pense comme vous : tout ce que vous me dites à ce sujet est raisonnable. Oui, lorsque les ames qui étoient malfaisantes par une certaine horreur que leur inspiroit le bonheur des autres, viennent à trouver un bonheur qui doit les surprendre, elles ne songent plus qu’à s’en remplir, par une suite du compte rigoureux qu’elles étoient obligées de se rendre à elles-mêmes, du vice affreux qui les excluoit du droit d’être heureuses. Je crois que vous raisonnez très-juste & vous me rassurez. Mais perdrai-je aussi aisément l’horrible inquiétude que me cause la seconde partie de votre Lettre ? Quoi ? vous me demandez si je vous aime ? Vous osez [388] me faire cette question ? Ah ! Mademoiselle, ne dites pas que les doutes en amour ne sont point des offenses. Vous me faites sentir le contraire de ce que vous dites, & vous-même n’êtes point tranquille sur l’opinion que je puis avoir de cet étrange paradoxe. La précaution que vous prenez de vouloir me persuader que le doute est un droit de l’amour, me fait bien voir que vous vous faites à vous-même le reproche d’usurpation. Non, Mademoiselle, je ne vous aime point. Pourquoi vous aimerois-je ? Qu’avez-vous fait pour moi ? Quel mérite avez-vous ?. . . . .  Ah ! Fanni, si ces mots vous sont affreux, ne pouvez-vous comprendre le désespoir où me jettent vos soupçons ! Eh, sous quelle étoile serois-je donc né ! quel monstrueux génie animeroit donc le corps de votre amant, s’il étoit possible qu’il ne vous aimât pas ! Quoi ? tout ce que la nature a fait de plus parfait, tout ce que les hommes peu-[389]vent adorer sur la terre, tout ce qui peut remplir l’idée que l’on a de la beauté, du plaisir, de la tendresse ; tout cela s’offre à mon cœur, est en ma puissance, n’existe que pour moi, & j’aurois l’imbécillité, la férocité. . . . . Ah ! Fanni, vous m’avez offensé. Mais vous êtes si extravagante ; vous sçavez si peu ce que vous dites, qu’il faut se taire sur vos injures, ne voir que votre état, & vous guérir d’une folie que l’on doit plaindre, & non punir, après en avoir vu les premiers accès. . . . J’irai tantôt faire mon compliment à votre sœur. Je lui monterai beaucoup de joie de son établissement, & je n’aurai jamais été plus sincere. Tout ce qui m’en délivre m’est certainement aussi doux qu’à elle. On n’aura jamais flatté un ennemi avec moins d’imposture. Préparez-vous, je vous prie, à répondre aux interrogations que je vous ferai essuyer. Je veux sçavoir qui vous a fait des contes à [390] mon sujet. J’ai badiné, mais je suis furieux, furieux à la lettre. Songez-vous qu’en me demandant à présent si je vous aime, vous me demandez précisément si je ne suis pas un scélerat ? ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Lettre III.

Il est vrai que la Marquise m’a dit des choses qui paroissoient tendres ; il est vrai que je lui en ai répondu d’obligeantes ; il est vrai qu’elle m’a écrit trois fois ; il est vrai que j’allai chez elle avant-hier à onze heures du soir, & que je n’en sortis qu’à minuit : mais il est faux que vous deviez regarder tout cela comme les signes d’une intrigue déjà formée ; il est très-faux que vous deviez croire qu’elle adore les intrigues ; il est encore plus faux que vous deviez penser que toute coquette ait des droits naturels sur mon cœur. L’opinion que vous vous faites de la la Marquise, est celle que l’on prend de toutes les femmes lorsque l’on devient [391] jalouse ; vous le sçavez, & vous auriez dû, avec de l’esprit, renfermer en vous-même cette promptitude à juger, qui peut faire soupçonner, dans votre ame, un peu de cette violence qui a ruiné tant de commerces. Le reproche que vous me faites, part de même source ; c’est un rejetton de la même tige, & vous auriez dû craindre qu’il n’eût la même suite. Le coup est porté, cherchons-y le remede. Je n’en connois qu’un seul qui puisse opérer : c’est de fuir la Marquise. Je la fuirai, Mademoiselle, j’éviterai de recevoir de ses Lettres ; j’y perdrai le plaisir de lui rendre des services que vous-même m’auriez demandés pour elle, si vous en connoissiez l’importance, & si vous m’aviez mieux connu. Un jour je vous dirai ce que va lui coûter votre jalousie ; vous en frémirez, & vous aurez bien de la peine à vous pardonner d’avoir eu des sentimens si nuisibles à l’humanité. Je cherche ma tranquillité & vous n’aurez [392] point de contestation avec moi ; mais en résistant à la bonté de mon cœur pour vous plaire, je ne résiste pas aux murmures de ce cœur ; il me sera toujours affreux de penser que vous m’ayez réduit à vous sacrifier ma sensibilité, & a perdre le droit de faire des heureux. . . . Ne parlons plus de cela, je reviens à ce qui vous regarde, pour vous rendre compte de commissions dont vous m’avez chargé. Oubliez, s’il est possible, le regret & la douleur que je viens de vous montrer, pour vous faire une idée juste de mon amour & de mon respect pour vos moindres volontés. Je fis venir hier Bibi chez moi, comme vous l’aviez exigé ; je lui parlai pendant près de deux heures, avec cette confiance qui se fait jour à travers les petits intérêts, pour entrer dans le fonds du cœur ; je pris ensuite ce ton de fermeté qui impose nécessairement, & je vis que l’effet en étoit assez prompt pour ne de-[393]voir pas pousser jusqu’à la menace. Je finis par lui promettre une reconnoissance digne de mon amour, si elle vouloit reduire Madame votre mere à la petite portion d’autorité que la loi accorde aux femmes, en forçant, par ses conseils, le trop foible papa à vouloir être le maître. J’allai ensuite chez le Directeur ; je ne vous dirai pas que je trouvai un homme très-rempli de l’orgueilleux sentiment de son despotisme ; je m’y étois attendu, & j’avois préparé mes phrases. L’orgueil l’abusa. Je lui parlois humblement ; il prit ma fourberie pour un hommage. La révolution fut elle que je pouvois la souhaiter. Il espéra plus de gloire de la reconnoissance d’un ennemi, que des gémissemens d’une victime, & il me promit de nous faire raison de l’usurpation de votre mere, c’est-à-dire, de la sienne. Voilà, je crois, d’assez bonnes nouvelles : recevez-les avec autant de plaisir que j’en ai moi-même à [394] vous les donner, & je serai content. Ne nous lassons point cependant d’être très-circonspects. C’est dans les commencemens d’une victoire que la prudence est nécessaire. Dussiez-vous m’accuser de froideur, je suis obligé de vous avertir de vous dangers. Vous connoîtrez, lorsqu’ils seront finis, combien je vous aime. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Lettre IV.

Tout a réussi au mieux. Bibi & le Directeur ont fait des merveilles : le Directeur a surpassé mon espérance. Etrange effet de l’insolence des hommes ! Celui-ci va tout employer pour me convaincre en m’obligeant de l’étendue de son pouvoir, & il oublie que lorsque je serai devenu le maître, je le punirai de m’avoir forcé à plier devant lui. Ecartons cette réflexion. Je suis esclave encore : la sensibilité feroit supposer la révolte ; mon ennemi s’en vengeroit, & je serois bien humilié d’avoir perdu le fruit d’une soumission qui, vis-à-vis [395] de lui, ne doit servir qu’à me venger moi-même. Il me conduira tantôt chez Madame votre mere. Elle attend ma visite. Vous sçavez avec quelle ardeur je suis capable de lui parler ; mais vous ne sçavez pas avec quel respect je parlerai à la mere de ce que j’aime, tout humilié que je suis de la hauteur des réponses qu’elle a faites jusqu’à présent. Ma chere Fanni, les Rois & tous les hommes sont bien peu de chose devant la main qui dispose des saveurs d’un objet aimé. Ce sont ces saveurs que mon cœur desire ; sans cesse je me fais une image de mon bonheur, & quand je pense qu’un mauvaise volonté peut détruire cette image adorée, je sens qu’excepté le crime, rien ne peut me coûter pour fléchir la main redoutable qui dispose à présent de ma félicité. Soyez donc tranquille sur le procédé que j’aurai aujourd’hui. Je m’attends à tout, & n’en suis que plus certain de la sagesse de ma conduite. Madame [396] votre mere me parlera en femme de condition ; elle foulera à ses pieds un négociant, dont la témérité excite son indignation, en s’élevant jusqu’à vous ; & l’humble négociant se laissera fouler : il ne lui dira pas qu’un citoyen qui procure tous les ans un million à sa patrie, n’est point un homme abject, qu’un homme qui arme des vaisseaux & des bras pour faire couler le sang ennemi, & qui apporte ensuite à sa patrie des avantages pas son industrie, & des exemples par son courage, est au moins le rival de la noblesse la plus utile & la plus distinguée ; il ne lui dira rien en sa faveur, il se laissera outrager : trop heureux, si, à force de modestie, il peut paroître vous mériter ! Il dira seulement qu’il possede quinze cens mille livres qui sont déjà déposés À vos pieds, & qu’il a été chercher la moitié de cette somme, au fonds des pays inconnus, & au risque de sa vie, pour pouvoir lui paroître un peu [397] moins indigne de vous. Voilà l’humble discours que je lui ferai ; il ne coûtera rien à mon amour propre, & s’il lui coûte, ce sera une obligation de plus que j’aurai à l’amour qui m’aura mis en état de vous donner une nouvelle preuve de la violence de mes sentimens. Adieu ; à demain, avant dix heures du matin. N’attendez pas plutôt le résultat de notre conférence. Je serai obligé de revoir le Directeur avant de vous écrire, & vous sçavez qu’il n’est jamais visible qu’au retour de l’hôtel de***, où il est obligé d’aller tous les matins entendre les rêves dévots de la***. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Lettre V.

Vous comptez les momens ? Oui, vous les comptez ; j’en suis convaincu. Ma chere Fanni, j’ai trop d’amour pour vous supposer moins d’impatience qu’à moi pour le plus doux moment de notre vie. Ce moment vien-[398]dra ; votre mere le craint autant que je le desire ; elle a voulu me désespérer ; elle épuise tout sur un esprit soumis, mais elle a beau faire, elle n’empêchera pas ma destinée qui est marquée par le Dieu qui récompense la vertu. Je ne sçaurois vous dire combien elle avoir préparé de traits contre mon amour propre. J’ai vu des cœurs impitoyables ; j’ai vu le sang humain couler par des mains homicides ; mais mon expérience, à leur égard, commence aujourd’hui : votre mere surpasse les bourreaux & les tyrans. Notre conversation a duré long-temps ; quel en a été l’effet ? Je n’ose vous l’apprendre. Cependant mon silence pourroit avoir des suites funestes, l’amour voudroit l’interpréter, & vous seriez en droit de me reprocher la douce erreur où il vous auroit plongée. Il faut donc que je vous associe à ma douleur ! Je suis plus accablé de cette pensée que de l’horrible traitement que m’a fait [399] éprouver votre mere. Ce traitement a été tel que je n’ai pu lui laisser goûter tout le plaisir de me le faire subir. La nature, l’honneur se sont révoltés ; ils ont parlé, & la fureur a jugé des paroles sages interprétées par l’orgueil. Bussi disoit : Elle est montée sur ses grands chevaux. Votre mere s’est perchée bien plus haut : j’ai pu avoir une idée bien distincte de Jupiter lançant la foudre. O ma chere Fanni! qu’il est difficile qu’on ne soit pas barbare quand on est orgueilleux ! J’ai été maltraité, outragé ; tout ce que j’ai souffert de sa cruauté est inexprimable ; malgré cela, ce que je souffre de mes reproches l’est encore plus. J’aurois dû me laisser égorger ; oui, j’aurois dû penser qu’il seroit moins affreux pour moi de subir la mort que de vous la donner. Je n’ai pas assez fait cette réflexion, & si vous regardez mes mouvemens de révolte comme un crime, je ne serai pas assez injuste pour m’en [400] plaindre. Votre mere s’est retirée dans sa chambre en me tournant le dos. Elle m’a pénétré par cette brusquerie déséspérante, j’ai vu le moment que j’allois me jetter à ses pieds : elle ne m’en a pas laissé le temps. J’ai eu recours au Directeur qui étoit présent : j’aurois attendri un rocher ; he ! pouvoient-ils d’ailleurs se dissimuler l’un & l’autre, qu’en répondant quelques mots, je n’avois fait que me prêter aux loix qu’en ce moment la nature déchirée imposoit à mon cœur. Il a suivi votre mere, en me promettant de la calmer : mais à son retour, j’ai vu, j’ai trop vu qu’il nous trahissoit lui-même. J’ai craint de me livrer à mes idées ; je ne me connoissois plus. La mort d’un scélerat est une justice, cette idée m’a séduit ; j’allois l’exterminer : mais je vous perdois en punissant le crime. J’ai fait cette réflexion, un Dieu l’a imprimée dans mon cœur, & elle nous a tous sauvés. La même puis-[401]sance m’a donné la force de dissimuler. Je l’ai quitté, je me suis rendu chez Bibi, que ces horreurs ont révoltée ; elle m’a tout promis, & Monsieur votre père doit ce soir faire éclater son autorité. Je ne sçavois pas qu’il avoit déjà parlé en maître ; Bibi me l’a appris, & cette nouvelle m’a rendu la vie. Espérons tout de ses efforts & de notre constance. Je vous recommande d’espérer. Oui, ma chere Fanni, je te le recommande. Nous ne pouvons pas périr misérablement : nous avons trop de vertus pour n’être pas chers au ciel qui nous les a données ; tu n’a <sic> guere vu jusqu’à présent que le bonheur des méchans qui fût aussi prompt que leurs désirs ; les traverses de notre vie doivent nous donner bonne opinion de nous-mêmes ; nous sommes sans doute au rang des êtres estimables, puisque nous trouvons tant de difficulté à être heureux. Adieu, je ne puis plus soutenir ma plume, tant le chagrin m’ac-[402]cable. Je sens mes pleurs couler de mes yeux, ils inonderoient mon papier, & je ne veux point ajouter aux tristes caracteres que je viens de tracer, des marques plus tristes d’un malheur que tu ne sens déjà que trop. Adieu, je t’écrirai demain, après que Bibi m’aura appris l’état de nos affaires. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1