Citation: Jean-François de Bastide (Ed.): "Histoire de Julie", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.1\009 (1758), pp. 256-319, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1785 [last accessed: ].


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Level 2► Level 3► Letter/Letter to the editor► Monsieur, tous les caracteres doivent entrer dans votre ouvrage ; & par conséquent la critique de tous les ridicules. Il en est un, auquel je ne donne que ce nom, parce qu’il se trouve aujourd’hui consacré par la mode, & contre lequel cependant on ne sçauroit sévir avec trop de rigueur. C’est cette misérable fureur qu’affectent les hommes un peu aimables de courir après toutes les femmes, moins pour le plaisir de leur plaire que pour l’honneur de les compter. Du côté de l’amour propre, c’est une systême bien dépourvu de délicatesse & de réalité ; car en vérité, Monsieur, il n’est pas bien glorieux de subjuguer une femme assez facile pour se rendre à un homme qui [257] soupire par air, & qui ne cherche publiquement qu’à faire une liste. Du côté du plaisir, je ne sçais pas si l’on peut avoir une imagination assez vive pour se frapper si consécutivement de femmes, qui pour la plûpart n’ont pas même une réputation à perdre, puisqu’elles se donnent si asiément ; mais je sçais bien que pour peu que chacune offre de plaisir, il est physiquement impossible qu’au bout d’un certain temps les sens & la sensibilité d’un homme, à bonnes fortunes, ne soient presque entiérement usés. Je prévois que cette mode (vrai mal épidémique) durera long-temps ; j’en prévois aussi les suites funestes. La nature en gémit déjà ; il n’y a presque plus de plaisirs naturels ; je n’envisage ici que cette classe brillante que la fortune & la naissance mettent au premier rang, pour corrompre, hélas ! par ses exemples, les classes inférieures ! Il faut des plaisirs aux hommes ; la nature leur en a fait, pour [258] éviter qu’ils s’en fissent eux-mêmes, parce qu’ils n’y sçauroient être aussi habiles qu’elle ; s’ils les épuisent, il faut qu’ils se fassent bientôt des ressources. On sent combien la bisarrerie doit contribuer à l’invention, & l’on sent aussi combien tout ce qu’elle y peut mettre du sien, prend nécessairement sur des organes déjà affoiblis. Delà, il arrive qu’à quarante ans un homme ne peut plus former un seul desir, sans prononcer contre lui-même un arrêt de mort. Mais ne considérons point l’intérêt de chaque individu en particulier ; portons nos vues sur l’intérêt général. Il est certain qu’à la longue ce malheur particulier deviendra un fléau universel. Dès qu’il faut se faire des plaisirs bisarres, il est indubitable qu’on ne nuise à la société. Metatextuality► Voici, Monsieur, une histoire qui prouvera la vérité de ma maxime, dans un point seulement, mais dans un point important, & qui sera toujours la base du bonheur ou du [259] malheur de l’humanité. Cette histoire que je crois capable de faire faire des réflexions à quelques-uns des hommes que j’attaque ici (si l’on peut toutefois réfléchir encore quand on a une ame épuisée), a été écrite il y a longtemps dans le sérail du grand Seigneur ; je ne vous en envoie qu’une copie, parce que je veux conserver toujours l’original. Je l’achetai il y a douze ans à Constantinople dans un voyage assez long, que je fus obligé d’y faire ; & elle me fut vendue par un Turc, dont l’ayeule avoit eu autrefois de l’emploi dans le sérail. Je la lus alors avec peu d’attention, & je ne m’apperçus pas qu’elle pouvoit fournir beaucoup de moralités ; ce n’est qu’en la relisant, il y a quelque temps, que j’ai découvert le trésor qu’elle renferme. C’est ce trésor, & la vue de l’usage qu’on peut en faire, qui ont donné lieu à la lettre qui j’ai l’honneur de vous écrire aujourd’hui ; vous verrez, Monsieur, quelle n’est en quel-[260]que sort que l’explication du sens moral de cette histoire ; vous donnerez vous-même à cette explication l’étendue qu’il vous plaira, vous ne sçauriez traiter une matiere que la philosophie ait plus de droit de s’approprier. J’ai l’honneur d’être, &. ◀Metatextuality

Level 4► General account► Histoire de Julie

Heteroportrait► La France est ma patrie. Je fus conduite dans le sérail de Bajazet dans cet âge où l’on s’ignore, où l’illusion fait tout, où la beauté est le souverain bien.

J’avois cependant déjà des principes. Mon éducation avoit contribué à former mon caractère. J’avois été élevée par une femme, encore jeune, dont l’amour avoit fait le malheur. Toutes ses leçons prises dans ses tristes réflexions, s’étoient gravées dans mon cœur, & l’avoient accoutumé à soupirer avec elle.

Je connoissois donc l’amour, mais [261] je le connoissois pour le craindre. Ne l’ayant point encore senti, j’ignorois qu’il exerce son plus grand pouvoir sur les cœurs qui craignent d’aimer, & je me promettois de ne prendre jamais de la passion pour Bajazet, quoique cette indifférence dût augmenter l’horreur de mon esclavage. ◀Heteroportrait

Telles étoient mes idées & ma résolution, lorsque j’entrai dans le sérail ; mais, hélas ! qu’il y a loin de la résolution de n’aimer pas, au pouvoir de n’aimer point !

Heteroportrait► Bajazet est l’homme du monde le plus fait pour plaire. Il a tous les mérites, & semble ne s’en connoître aucun : s’il dit qu’il aime, il est sûr de persuader & de faire plaisir. Il pourroit demander en maître, il cherche à plaire & c’est en méritant qu’il demande. ◀Heteroportrait

A peine l’eus je vu quelquefois, qu’il fut le maître de ce cœur si résolu à lui resister. Quoique accoutumé aux impressions de la beauté, il fut frappé de [262] la mienne. Je n’avois point de vanité, je sentis qu’il m’en donnoit ; c’étoit commencer par un bienfait. Cette vanité flattée m’instruisoit du droit que j’avois de lui plaire.

Il me parla avec cette émotion flatteuse, que le tendre amour peut seul donner à un maître : plus émue que lui, je m’expliquerai pourtant plus librement.

Dialogue► Seigneur, lui dis-je, je ne dois pas vous déguiser mes sentimens ; vous avez la bonté de me dire qu’ils peuvent contribuer à votre bonheur ; il est trop juste que vous les connoissiez. Je sens que je suis destinée à vous aimer ; il faut vous avouer que je ne l’aurois pas cru : des récits trop fideles des malheurs d’un cœur sensible, m’avoient donné des terreurs sur lesquelles j’établissois l’espérance d’une indifférence invincible : je vous ai vu, & je vous ai rendu la justice que vous méritez ; je n’ai plus cru qu’il dépendît de moi de n’aimer jamais, & que ce fût un bonheur de [263] n’aimer point ; mais quelque charme que j’aie pu trouver à vous voir & à vous entendre, je sens que je n’ai perdu que mon erreur ; mes craintes me sont restées. Si vous vous intéressez à ma félicité, vous devez me les faire perdre ; ou s’il n’est pas possible que vous les détruisiez sans me tromper, vous devez les respecter & les laisser entre vous & moi, comme une barriere aux progrès de ma foiblesse.

Je devine ces craintes, me répondit-il : vous doutez de ma confiance, & elle est nécessaire à votre bonheur. Ah ! Julie, est-ce dans les premiers momens où je vous vois, que vous devez me faire une semblable question ! Serois-je en état d’y répondre, quand même l’expérience du passé m’auroit appris à craindre le caprice de mon cœur ?. . . . C’est pourtant dans ce premier moment que j’ai besoin de sçavoir ce que je dois espérer ou craindre, rérpis-je. Seigneur, je me connois. [264] Si l’amour triomphe une fois, je vous aimerai à jamais ; voudriez-vous que, venant à cesser d’être aimée, j’eusse à vous reprocher des tourmens éternels que vous auriez pu m’épargner ! mais femme trop cruelle, continua-t-il, puis-je à présent entrer dans ce cœur trop plein de trouble & d’ivresse ! puis-je l’examiner & le connoître ! si j’en crois ses mouvemens, je vous adore à jamais ; vous me rendez heureux d’un bonheur, dont le plus grand charme doit être dans sa durée : je distingue même le principe de cette félicité, dont je jouis & que je me promets ; je la dois à ces mêmes craintes qui sembleroient devoir la diminuer ; elles me font lire dans votre ame, que je crois parfaite comme votre beauté. Avec une autre que vous, c’en seroit assez pour me croire à jamais fidele ; mais je ne vous aime pas comme j’en aimerois une autre ; je vous respecte & je vous crois digne de mon respect : mon [265] amour engage donc ma probité ? Quand vous me demandez si je vous aimerai toujours, c’est un serment que vous exigez, un serment qui m’imposeroit une fidélité de devoir, & que je ne pourrois trahir dans la suite sans être un méchant homme. . . .Je vous entends, Seigneur, lui dis-je en l’interrompant, vous n’osez me tromper ? En suis-je moins à plaindre ? Ah ! pourquoi vous ai-je vu ! N’importe, cependant, il m’en coûtera moins de perdre des sentimens qui alloient me rendre heureuse, que de vivre dans le doute cruel des vôtres. . . .Vous voulez donc ne plus songer à m’aimer ? me demanda-t-il après avoir rêvé quelque temps. Oui, Seigneur, répondis-je ; peut-être ai-je déjà assez de foiblesse pour n’être plus capable de suivre sans douleur un dessein raisonnable ? Mais le parti de vous aimer & d’attendre votre constance dans les larmes, seroit plus cruel encore : je préfere celui que je suis [266] plus capable de supporter. Eh bien ! me dit-il, je ne veux pas m’y opposer : je fais plus ; pour me consoler de la perte de votre cœur qui alloit être à moi, je pourrois exiger ces complaisances, qu’un Sultan ne doit avoir que la peine de demander ? Je ne les exige pas ; elles vous seroient affreuses, & dès-lors, elles n’auroient plus de charmes pour moi ; mais si vous avez cru que j’avois pris du moins un certain goût pour vous, vous devez sentir que mon désintéressement est un sacrifice ; vous sentez aussi qu’un sacrifice coûte toujours beaucoup à un homme, qui peut en demander sans être injuste ? Vous devez donc m’accorder votre estime & votre amitié : vous aurez toute la mienne & j’y joindrai ma confiance ; vous la méritez, & je sens que je jouirai d’un bonheur plus doux, peut-être, que celui auquel j’ai le courage de renoncer. . . .Vous demandez mon amitié, lui dis-je ; croyez-vous qu’il soit né-[267]cessaire de me la demander ? Eh ! que serois-je de toute la sensibilité de mon cœur ! Il faut bien que je vous aime de quelque façon que ce soit. ◀Dialogue

Cette conversation finit fort tendrement de sa part, fort tristement de la mienne. J’aimois, & j’étois renfermée dans un sérail ? J’allois passer mes beaux jours à être indifférente, malgré le penchant de mon cœur ? Si Bajazet étoit sincere dans ses promesses, son amitié alloit être accompagnée de certains égards flatteurs ; ignorois-je donc les séductions de l’amour propre ! Devois-je espérer de retrouver mon indifférence, quand tout alloit porter la vanité dans mon ame ! Un sérail est un lieu, où, lorsqu’on y est traité avec une certaine distinction, on passe sa vie à respirer la volupté ; & c’étoit dans ce même lieu, parmi toutes ces tentations, que je prenois la résolution de retrouver une indifférence cruelle ? Tant d’obstacles que je pré-[268]voyois, tant d’efforts qu’il me falloit faire, m’accabloient, & ne me laissoient que la triste liberté de soupirer.

On m’apporta, le lendemain, les bijoux les plus précieux : ils me toucherent moins que l’air de respect avec lequel ils m’étoient présentés. Lorsqu’on m’eut laissé seule, je me sentis portée à les examiner ; non que leur éclat me séduisit ; ils avoient un titre bien plus puissant sur mon cœur, ils m’étoient donnés par Bajazet.

Le dernier, sur lequel je portai les yeux, étoit un brasselet entouré de diamans ; un portrait y étoit renfermé ; je ne vis que lui, je n’examinai que lui. Par quel charme, me dis-je, me sens-je si attachée à ce portrait ! Est-ce ainsi qu’on s’occupe d’une indifférence nécessaire au bonheur. . . .Comment ? par quel caprice que je ne conçois pas, le Sultan mêle-t-il aux soins de l’amitié, des présens qu’on ne fait qu’à l’amour ? Ah ! chassons des idées trop ca-[269] pables de me séduire ; ces soins que je cherche à interprêter trop favorablement, sont les restes d’un goût qui va finir ; ne songeons qu’à en perdre le souvenir trop charmant. Je voulus écarter & les bijoux & le portrait ; vains efforts d’un cœur qui cherche à se dissimuler sa foiblesse : je les renfermai & les repris vingt fois : mes yeux enfin se fixerent sur celui de tous, que je devois le moins excepter. J’en ôtai les diamans & je l’attachai à mon bras. Bajazet vint me voir avant la fin du jour : je le remerciai de ses dons comme il convenoit. Dialogue► Vous me remerciez, me dit-il, comme vous seriez un homme ordinaire ? De quels temps vous servez-vous ? Si les choses que je vous ai fait présenter ont quelque prix, elles le reçoivent de vous ; en les acceptant, vous avez fait leur mérite ; je suis assez riche pour vous faire des présens qui ne coûtent rien. Mais, continua-t-il, vous ne me parlez de ces choses que [270] confondues l’une avec l’autre ? N’en auriez-vous distingué aucune ? . . . . . Votre portrait, répondis-je naïvement. Ah ! vous l’avez donc remarqué ! Comment le trouvez-vous ? . . . Moins bien que vous, répondis-je, mais très-bien, très-ressemblant. Vous êtes charmante, reprit-il, vous me faites un compliment plein d’esprit, & vous ne vous en doutez peut-être pas : vous trouvez donc qu’il me ressemble ? Oui, répondis-je, il a sur-tout votre air volage : c’est que je ne veux vous tromper en rien, répondit-ils ; j’ai surtout recommandé qu’il eût cet air-là : mais je ne vois rien de toutes ces choses. . . . Je les ai renfermées, luis dis-je, pour les admirer tour à tour. Vous n’avez donc pas distingué le portrait autant que vous le dites ; il n’est donc à vos yeux qu’un simple bijou ? Je ne l’aurois pas cru de la façon dont vous en parliez. Devez-vous vous en étonner, lui dis-je, pour l’éprouver ; vous [271] sçavez mes raisons. Quel excès de prudence, s’écria-t-il ! . . . . . C’est vous-même que vous devez en accuser, repris-je : si vous voulez, pourtant, je ne serai plus si prudente ; je porterai ce portrait dangereux. Cela ne vous exposera pas beaucoup, répondit-il, vous avez eu le temps de prévenir le danger que vous y pouviez trouver : il ne faut pas un siecle à un esprit aussi maître de lui-même. . . Qui signifie ce discours, lui demandai-je ? il renferme un reproche ? Vous paroissez faché ? Ah ! Bajazet, est-ce ainsi que l’on traite ceux que l’on a réduit à se servir de toute leur raison. . . . Rassurez-vous, me dit-il, après avoir rêvé. Vous n’avez pas oublié que je vous ai aimée dès le moment que je vous ai vue ? J’ai voulu, de la mailleure foi du monde, renoncer à ce goût qui n’étoit pas assez digne de vous ; je l’ai cru détruit, il dure encore ; mais voilà le dernier caprice auquel il vous exposera jamais. Soyez [272] tout à fait tranquille : portez mon portrait, ne le portez point ; vous ne m’entendrez jamais me plaindre de sort que vous pourrez lui faire ; il est à vous, & je dois être content, puisque vous l’avez accepté. ◀Dialogue A ces mots il me quitta, & me laissa dans une situation d’esprit qui ne peut se rendre.

Que signifioit une conduite si singuliere ? Me cachoit-il un amour tendre & sincere ! Vouloit-il m’éprouver, irriter mes sentimens par des procédés si opposés les uns aux autres, & arracher à ma foiblesse, ce que mon cœur vouloit lui refuser ? Telles furent mes pensées dans le premier moment. Comme elles n’étoient pas à son avantage, je m’y arrêtai peu. A force de réfléchir, de rêver, je crus être parvenue à définir Bajazet. C’étoit, selon moi, un honnête homme, en qui les desirs & la probité se combattoient : il avoit du goût pour moi ; ce goût étoit irrité par les droits que son rang lui donnoit ; la générosité [273] n’avoit pas autant de charmes que les plaisirs qu’il lui sacrifioit, & ne lui prêtoit pas assez de courage pour renoncer sans regret à ces plaisirs. Il avoit souffert, d’autant plus, qu’il voyoit que ce cœur qu’il avoit promis de respecter, eût fait son bonheur de se remplir de son idée : la nature avoit triomphé un moment, mais la délicatesse alloit reprendre le dessus, & c’étoit vraisemblablement pour la derniere fois que nous avions été exposés l’un & l’autre aux attaques de sa foiblesse.

Cette conclusion me donna toute la tranquilité que je pouvois attendre, & il ne me resta que cette agitation confuse d’un cœur qui aime, qui ne doit point aimer, qui se rendroit malheureux s’il ne redevenoit indifférent, & qui ne peut se trouver aussi consolé par la fin prochaine de ses agitations, qu’il est pénétré de la perte actuelle de ses sentimens. Bajazet ne me vit point le lendemain, & ne me fit rien de sa [274] part. Me voilà retombée dans une confusion d’idées plus cruelles les unes que les autres. Vouloit-il m’humilier par cet oubli singulier, & me vaincre par les combats de la vanité ! Vouloit-il m’oublier & se rendre maître d’une foiblesse qu’il croyoit ne pouvoir plus écouter sans se dégrader à mes yeux ! Quel pouvoit être son dessein ? Quelque nouvel objet l’occupoit-il ailleurs ? Je m’attachai à cette idée, comme à la plus triste. Un homme difficile à fixer, est facile à séduire. Je sentis la jalousie : je frémis de ma douleur, & je ne pus la combattre. Au milieu de ce trouble cruel, on m’apporta une lettre qu’il m’écrivoit. Je ne la lus point ; je la dévorai. Elle étoit conçue en ces termes :

Level 5► Letter/Letter to the editor► « J’ai laissé passé <sic> deux jours sans vous voir, & c’est par un motif qui doit vous être agréable. J’ai voulu me consulter ; j’ai voulu voir quelle seroit notre destinée, après la résolu-[275]tion que nous avons prise l’un & l’autre. Je puis à présent vous parler avec plus de sûreté pour vous, parce que j’ai acquis plus de connoissance de moi-même, & c’est ce que je vais faire dans cette lettre que ma situation m’arrache. Chere Julie, que vous ai-je promis ! Quelle aveugle confiance ai-je eue en mon courage ! Je me suis mal connu ; non, je ne suis point capable du sacrifice affreux que j’ai voulu vous faire. Tout ce que je conserve de cette générosité romanesque que je me suis imposées ; c’est l’intention de ne vous pas tromper. Vous exigez de moi une constance éternelle, & ce n’est qu’à ce prix que je puis devenir le maître de votre cœur ! Un autre que moi ne craindroit pas de s’engager par un serment. J’aurai un procédé plus noble. En vous promettant ce qui ne seroit peut-être pas en ma puissance, je risquerois de vous rendre à jamais [276] malheureuse ; cette considération me force à prendre la loi de la probité. Jusqu’ici l’effort que je fais n’est pas au dessus de mon pouvoir ; mais il le seroit si je continuois de vous céder tous les droits que ma condition me donne, & que vous ne voulez attacher qu’à la constance. Encore une fois, chere Julie, je me suis mal connu : Eh ! quel est le mortel qui, en voyant tant de charmes, pourroit renconcer au bonheur de les adorer & d’en jouir ? Vous-même, sans le vouloir, leur avez prêté un nouvel empire plus fort, plus puissant que leur attrait réel ; vous m’avez fait connoître votre cœur, ce cœur dont les vertus suffiroient seules pour vous rendre adorable. Non ce seroit un trop grand sacrifice, & la nature humaine n’est pas capable. Tout l’effort que je puis encore faire, c’est de vous donner vingt-quatre heures pour vous déterminer entre deux partis [277] que je suis contraint de vous proposer ; l’un, de vous résoudre à m’abandonner, si vous voulez ne vous relâcher jamais de cette sévérité cruelle que je n’ai pu m’empêcher de respecter, & que je ne respecterois pas long-temps ; l’autre, de préférer mon bonheur au vôtre, d’attendre de ce même bonheur, cette fidélité dont vous êtes si jalouse, & je souhaite d’avoir, & de ne me pas forcer à vous arracher ce qui ne peut être un vrai bien, que lorsqu’il est un don. En un mot, fuyez-moi, ou rendez-vous, Si vous partez, je serai malheureux, mais si vous restez, je serai téméraire. Je vous donne vingt-quatre heures pour y rêver. » ◀Letter/Letter to the editor ◀Level 5

Quelle lettre, grands Dieux ? comment en soutenir la lecture ? comment pouvoir y répondre ? Quoique désespérée, je n’étois point injuste dans mes tristes pensées : l’aveu de Bajazet ne me présentoit rien d’offensant pour [278] moi. Il étoit homme, il étoit maître ; j’avois arraché de lui une promesse, qu’on fait dans un premier sentiment d’estime, mais à laquelle le grand amour peut à peine donner le pouvoir d’être fidele. Mes délicatesses, mes refus, prêtoient un nouveau charme à cette misérable beauté, dont les hommes sont si tributaires : j’avois trop exigé & il avoit trop promis. Mais s’il n’étoit pas coupable, combien en étois-je plus à plaindre ! J’avois un don à lui faire, que mes refus lui rendoient précieux ; ces mêmes refus, en l’attirant vers moi, l’auroient enflammé de plus en plus ; peut-être il n’en falloit pas davantage pour le rendre insensiblement capable d’une longue constance ! Cette ressource m’étoit ravie ; il me falloit renoncer à tout ce que j’aimois, ou me livrer à lui comme une victime subjuguée par la passion. . . . Il me donnoit vingt-quatre heures pour délibérer. Vingt-quatre heures ! Je ne lui [279] reprochois pas un terme si court, je me mettois à sa place ; il agissoit comme il sentoit ; mais ce terme pouvoit-il me suffire ? Il étoit expiré que je n’avois encore que versé des larmes.

J’entendis du bruit dans mon appartement. Le cœur est prophete. Le trouble dont je fus saisie m’annonça Bajazet. Je me levai par un premier mouvement pour m’aller cacher : il n’étoit plus temps ; le Sultan étoit déja devant moi. Il m’arrêta sans me rien dire. Il avoit l’air si pénétré que son air seul eût fait ce qu’il faisoit lui-même. Dialogue► Vous voulez me fuir ? me dit-il en soupirant ; vous me haissez ! Je m’attendois à être abandonné, mais non pas à être haï. Si vous étiez capable de me rendre justice, je pourrois hasarder de vous faire sentir que vous êtes injuste ; mais l’impression est faite ; il n’est plus temps de vous dire du bien de moi. . . . Quelle impression avez-vous à redouter ? répondis-je. Non, Seigneur, je ne m’a-[280]veugle pas ; je suis la seule coupable & la seule à plaindre. Vous me proposez de me rendre heureuse en vous oubliant ? Il n’a pas dépendu de vous de me faire un autre bonheur. . . . Ah ! Julie, reprit-il ; vous voulez me déguiser vos sentimens ? Malgré vous-même vous les trouvez trop cruels. . . . Mais ne songeons plus à rien ; partez, éloignez-vous de moi ; oubliez, s’il est possible, un cœur que vous avez rempli d’amertume, & un sejour que vous allez remplir de deuil. Que ne puis-je suivre moi-même les conseils que je vous donne ? Du moins, en vous voyant en profiter, mon malheur ne sera que pour moi. Vous ne m’avez si bien connu que je vous connois ; vous perdez peu de chose ; demain vous ne me regretterez plus, & je vous regretterai toute ma vie. Donnez-moi la satisfaction de pouvoir faire quelque chose pour vous. Vous êtes seule dans ce pays, vous n’y connoissez personne : [281] vous seriez exposée à des malheurs, & votre beauté à des outrages. Promettez-moi d’accepter les services que je puis vous rendre. ◀Dialogue

Je ne répondois rien ; j’étois abimée dans la plus profonde douleur. Il prit mon silence pour une réponse. Il appella des esclaves & s’avançant vers eux : tenez-vous prêts à conduire Julie où il lui plaira de se rendre, leur dit-il à haute voix ; que deux cens de vous se préparent à partir dans une heure sur mon plus beau vaisseau.

Il revint s’asseoir auprès de moi. Dialogue► Emporterez-vous mon portrait, me demanda-t-il ? Pouvez-vous me faire cette question, répondis-je, un peu piquée de la fermeté qu’il montroit ?. . . Si j’en fais, reprit-il, ce n’est pas que je veuille vous offenser ; mais vous ne m’avez pas accoutumé aux faveurs. . . . Emportez-le, poursuivit-il, non pas comme le portrait d’un amant ; hélas ! à quoi vous serviroit de conserver l’i-[282]dée de mon amour ; mais comme le portrait d’un ami qui vivra à jamais dans le desir de vous servir, & dans le regret de n’avoir pu vous mériter. ◀Dialogue

Je ne pus m’empêcher de pleurer. Il me parloit avec tendresse : il ne vit pas mes larmes. Dialogue► Vous ne répondez rien, reprit-il ? Est-ce douleur de me perdre, ou satisfaction de me quitter ?. . . . Mais je vous interroge sur vos sentimens, sans penser que je ne dois plus souhaiter que de les ignorer. Ah ! Julie, pourquoi la nature n m’a-t-elle pas fait un cœur que je pusse croire plus capable de fidélité ? Pourquoi m’avez-vous forcé à tant de respect pour vos vertus ? Je vous adore & je vous perds. . . . Sentez-vous, du moins, un peu de cette douleur, dont vous me pénétrez ? Puis je me flatter que le moment qui va nous séparer, ne m’effacera pas entiérement de votre mémoire ?. . . Vous ne répondez rien ? Ah ! répondez du moins quelque chose. [283] Je ne pouvois plus resister à mon tourment : j’allois me trahir & lui montrer toute la foiblesse. Un esclave entra, & lui dit que tout étoit prêt pour mon départ. Il suffit, répondit-il ; allez, Julie va vous suivre. . . . ◀Dialogue Il se jetta à mes genoux avec des marques de désespoir trop sinceres. Dialogue► C’en est donc fait, me dit-il, en me baisant la main ; vous partez, vous me quittez ! Dans une heure je ne vous verrai plus, je ne pourrai plus espérer de vous revoir ! Ah, Julie ! qu’avez-vous exigé de moi ? . . . Songez, du moins, que je vous ai tout accordé, tout sacrifié. Ne m’oubliez jamais. Hélas ! j’ai payé assez cher le plaisir de vous montrer quelque vertu. . . . Adieu, reprit-il, je perds tout en vous perdant ; mes regrets me tendront à jamais malheureux, mais je ne chercherai point à les diminuer. . . . Seigneur, m’écriai-je, vous me percez el cœur ; ayez pitié d’une infortunée que votre propre générosité désespere ; [284] ne m’interrogez plus, éloignez-vous de moi ; laissez-moi partir. . . Partez donc, reprit-il en se levant, & me prenant par la main ; partez, puisqu’en me perçant le cœur, vous ne craignez rien tant que de vous attendrir. J’espérois encore ; vous me désabusez ? Il faut que votre dureté soutienne mon courage. . . Eh bien, lui dis-je, désespérée, hors de moi-même, & ne sçachant plus ce que je disois, je ne partirai point ; vous abusez de ma foiblesse ; je vous le pardonne : puisse-t-elle ne vous coûter pas un jour des remords. . . Ah ! n’ayez pas cette crainte, s’écria-t-il ; chere Julie, rassurez-vous ; vous ne ferez point sacrifiée à une générosité que j’adore ; je sens qu’elle fait mon caractere. . . . C’est du moins quelque chose, pour moi, que vous veuilliez m’en flatter, répondis-je ; non, reprit-il, je ne cherche nullement à vous flatter ; il n’est est pas besoin ; je vous parle d’après les sentimens que [285] vous me faites naître, soyez à jamais tranquille sur le sort des vôtres. . . . L’air & le ton dont il me parloit me pénétrerent ; je ne pus m’empêcher de soupirer. . . . Ah ! Bajazet, quel usage fis-tu de ce soupir ; il passa dans le fons de ton cœur, & tu sçus l’interprêter ! Tes tendres témérités m’apprirent mon imprudence : malgré tout ce que ton triomphe me coûtoit, je ne pus te el reprocher ; je te le reprocherai jamais si tu deviens aussi fidele, qu’alors je dus te croire heureux : tu m’en as fait le serment ? J’ai compté sut ton amour, & tu ne dois jamais changer. . . . Je sçais que la constance est difficile à un Sultan ; mais l’amour seroit-il si doux s’il n’avoit des devoirs ? La légéreté n’offre que des plaisirs usés ; elle ne laisse pas le temps de subjuguer un cœur : elle ôte le bonheur de faire naître ces sentimens profonds qui viennent de l’estime. Te prier de m’être fidele, c’est te proposer le prix de tes vertus. ◀Dialogue [286] Je me suis interrompue pour me livrer à mes sentimens. Metatextuality► Je reviens à mon récit : il ne finit pas à ma défaite. ◀Metatextuality Bajazet me fit, quelques jours après, un aveu singulier. Le plaisir nous rend sinceres, même à nos dépens. Il me dit qu’il m’avoit aimée, dès le premier instant, avec la même ardeur qu’il m’avoit montée dans la suite ; & que toutes les craintes qu’il avoit affectuées, de même que les ordres pour mon départ, & la lettre qu’il m’avoit écrite, n’étoient qu’un jeu de sa passion. J’avois usé les plaisirs, me dit-il ; j’étois réduit à m’en faire de nouveaux capables d’aiguiser ma sensiblité émoussée ; votre ingénuité m’en fournissoit le moyen. Il est vrai que je vous ai fait souffrir par mon stratagême ; mais quand nous en sommes réduits à ne pouvoir plus goûter les plaisirs naturels, il faut que la bisarrerie elle-même nous donne ses idées, & alors nous sommes forcés de faire des victimes. [287]

Je ne fus pas fachée d’entendre cet aveu. Il m’éclairoit dans le point qui m’intéressoit le plus : je me voyois certaine de la tendresse de mon amant ; le reste me touchoit fort peu. Mais dans la suite je fis des réflexions sur cette confidence singuliere. Je vis combien les hommes ont d’avantages sur nous, lorsqu’ils poursuivent notre cœur. . . . Il est très-vrai que nous sentons mieux qu’eux : notre sensibilité ingénue nous expose à toutes les ruses de leur esprit : un amant n’a qu’à vouloir ; s’il est adroit, une maîtresse est un esclave. Mais devons-nous nous en plaindre ! L’amour est un commerce où l’on gagne plus à mesure qu’on met davantage : si nous avons plus de peines, nous avons plus de vrais plaisirs, & lorsqu’on sent beaucoup on ne compte que le plaisir. Les hommes sont inconstans : à force de vivre dans le mouvement, ils perdent les traces de la nature ; ils ne vont plus au plaisir [288] que par des routes particulieres, qui souvent les égarent après les avoir beaucoup fatigués : ils ont bientôt besoin de se faire des plaisirs pour être heureux, & des ressources même pour être sensibles. C’est une preuve que notre condition est préférable à la leur, si nous sçavons jouir. Chaque trait de leur légéreté ou de leur fourberie, nous prouve notre avantage. Nous ne devons voir que cela, & dans tout ce qu’ils nous font souffrir, nous regarder comme mieux partagées qu’eux, puisque, malgré nos peines, la nature suffit pour nous faire un bonheur, que souvent, malgré leurs illusions, l’art même ne leur fait pas. ◀General account ◀Level 4 ◀Letter/Letter to the editor ◀Level 3

Ce que dit Julie est vrai, mais ne l’est qu’à l’égard de fort peu de femmes. Le nombre de celles qui aiment, comme elle l’entend, est très-rare. Il est vrai que c’est la faute des hommes : Ils peuvent se reprocher leurs mœurs, [289] & cela les justifie de je ne sçais combien de défauts qui ne sont peut-être pas dans leur caractere. Il étoit impossible que les femmes dont ( de la façon dont on les réduit à penser ) tout le mérite, toute l’occupation, toute la vocation, tout le droit est de nous plaire, conservassent une sensibilité, une régularité de conduite, une délicatesse de sentimens dont nous faisons si peu de cas & un si mauvais usage. Nous nous sommes fait des plaisirs, des mérites extraordinaires & très-vicieux ; elles nous ont imités. Nous nous passons de leur cœur, & elles ne le mettent presque plus à rien. Nous comptons le nombre des femmes que nous séduisons, elles comptent le nombre des amans qui les affichent : le même fonds de vanité dans les deux sexes, devoit faire naître les mêmes erreurs ; avec cette différence, que c’est nous qui avons donné l’example. Celles qui ont échappé à la séduction du sot amour propre, & qui ont vu [290] des vices dans des travers qui font perdre jusqu’à l’idée de l’honnêteté, ont des sentimens admirables. Elles aiment plus que l’amant le plus tendre. Elles ont un ton de passion qui mérite le respect. Mais encore une fois, le nombre en est très-rare, & il doit l’être, d’après ce que j’ai dit. Ce qui a le plus contribué à le rendre tel, c’est le luxe : il est devenu une maladie de l’ame, & il a coulé dans nos mœurs. . . Quand le luxe & l’argent sont en crédit, le véritable honneur perd le sien, dit la Marquise de Lambert. On en peut dire autant du véritable amour. L’argent a fait le luxe, & le luxe a fait les coquettes & les femmes galantes. Il s’est élevé sur la surface de la terre. Son trône est sur un amas d’or usurpé, mais éblouissant. Son empire est dans tous les cœurs, parce qu’il a réduit l’amour à disparoître´, & la vertu à rongir. Mille besoins qu’on ignoroit, mille plaisirs d’invention, sont devenus les vrais plaisirs [291] & les premiers besoins. Le sentiment est mocqué, la vertu calomniée ou persistée, la médiocrité écartée avec mépris ; le luxe a changé toute la nature. De son sein corrompu il ne pouvoit partir que des arrêts contre l’humanité.

J’ai des réflexions à faire sur une matiere qui embrasse, pour ainsi dire, toute la nature. J’ai une aventure à raconter qui accusera un jour au tribunal de Dieu même, tous ceux qui auront méprisé la leçon qu’elle renferme. Hommes, écoutez-moi, c’est de vos enfants & de ce que vous leur devez. que <sic> je vais vous entretenir. Que vos entrailles s’ouvrent. . . . Je vous parlerai sans emportement. Je sçais comment il faut parler aux hommes. Je ne suis point armé de la foudre, je n’ai pour toutes armes que mon cœur. Mais écoutez-moi, laissez-vous émouvoir. C’est pour vous éclairer que la nature excite notre zele ; c’est pour vous attendrir [292] qu’elle anime nos voix. Hélas ! c’est par vous que nous apprenons combien un père peut oublier qu’il a des devoirs à remplir envers ses enfants. Quel oubli ? Comment peut-il être si commun ? Il y a des milliers de sauvages qui auroient peine à le croire possible. L’orgueil, ce monstre apprivoisé, qui dévore sourdement vos entrailles, qui vit de sang, qui vous amuse en terrassant les hommes, l’orgueil vous rend cruels en vous suggérant ses maximes barbares. Il vous a dit que vos énfans étant de vous, étoient à vous sans réserve, que vous pouviez les immoler sans crime, les accabler du poids d’une autorité absolue. Il vous dit cela, & vous l’avez cru ? Mais daignez écouter la nature. Que ses maximes sont différentes ! Elle vous a parlé & vous ne l’avez pas écoutée : elle vous a dit cent fois ce que je vais vous dire ; elle a confié les loix à tous les hommes, & ses murmures à tous les sages : vous avez [293] toujours été sourds à sa voix ? Cessez de l’être enfin. Où en seriez-vous, si ceux qui vous ont précédés avoient méprisé comme vous l’oracle le plus sacré, la premiere regle de conduite ? Les animaux indomptables, les animaux sanguinaires, vous reprochent par leur exemple ce mépris farouche & criminel. Ils n’ont pas cependant, comme vous, un devoir positif à respecter ; car il n’y a point une raison pour les éclairer, des livres pour les instruire, des sages pour les convaincre. La nature leur parle sans se montrer, & ils lui obéissent sans la connoître. Voudriez-vous que le tigre & le léopard. . . . Mais suspendons nos réflexions ; commençons par raconter l’aventure que j’ai annoncée. On persuade plus aisément la raison quand on a commencé par intéresser le sentiment.

General account► J’étois allé, il y a trois jours, dans une assez belle maison aux environs de [294] Paris. La maîtresse de cette maison est d’une famille distinguée, & n’a qu’un fils unique. Heteroportrait► Ce fils n’a que treize ans & demi, & est déjà un prodige d’esprit. J’en avois entendu parler avec enthousiasme, & je souhaitois de le voir, non pour juger, mais pour jouir. Je fus frappé effectivement en voyant la physionomie la plus belle & la plus noble, unie à l’aire d’esprit & d’éducation le plus distingué. ◀Heteroportrait Le jeune homme répondit à quelques questions qu’on lui fit, avec tout l’esprit & le bon sens imaginables ; mais je vis un tristesse, une indifférence pour les louanges qu’on lui prodiguoit, qui n’étoient pas naturelles, & qui n’alloient pas, sur-tout, avec la vivacité d’esprit qu’on avoit vantée en lui. Je fis cette réflexion & ne m’y arrêtai point. J’étois arrivé tard, on servit le dîné. Le jeune homme avoit disparu long-temps avant qu’on se mît à table, & lorsqu’il vint y prendre place, je m’apperçus qu’il [295] avoit pleuré ; sa mere s’en apperçut aussi, & me le dit, mais n’osa pas le lui dire. Cette tristesse que j’avois soupçonnée parut manifestement à table, où il garda un morne silence, & ne voulut manger que de très-peu de choses ; tout le monde lui en fit des reproches, & lui en demanda la raison ; il n’y eut que la mere qui ne parut pas s’en apercevoir. Connoissant sa tendresse pour lui, je commençai à croire que cette tristesse étoit réelle & qu’elle en connoissoit la cause. Après le dîné, on proposa ces jeux que la campagne inspire : je m’imaginois que le jeune homme s’y prêteroit à peine, ou s’éclipseroit comme il avoit fait ; car depuis que j’étois convaincu que j’avois deviné, je l’examinois attentivement ; & quoiqu’à treize ans & demi, malgré le précocité de l’esprit, on n’ait point encore assez de caractere pour être capable de prendre un grand chagrin, je voyois, à je ne sçais quelles mar-[296]ques, qui ne s’expliquent point, que celui dont je le soupçonnois étoit profondément gravé dans son ame. Je pensois donc qu’il ne prendroit pas beaucoup de part à des amusemens bruyans que la tristesse fait trouver insupportables. Je me trompois ; le colin Maillard parut même le divertir beaucoup ; il inventa des situations, & quoiqu’il lui arrivât deux ou trois fois de faire des chûtes, il n’en joua pas avec moins de vivacité. Cette pérulance apparente cachoit une têmérité réfléchie, comme on verra bientôt. Après le colin maillard, il proposa lui-même des jeux d’équilibre, & ceux qu’il imagina étoient si téméraires, & lui réussirent si mal, deux ou trois fois, qu’on fut obligé de l’empêcher de continuer. Il demanda grace pour un dernier qu’il disoit vouloir nous montrer & qu’il annonçoit sa demande, & ce tour si simple pensa lui côuter la vie : il tomba sur [297] la tête du haut d’une chaise, & le coup fut si rude qu’il perdit connoissance. La promptitude des secours l’eût bientôt fait revenir, & comme il cachoit des desseins, il cache sa douleur, & l’on crut qu’il n’en ressentoit plus aucune. On venoit de faire faire deux petits bateaux pour promener sur la riviere ; il pria sa mere, puisqu’elle exigeoit qu’il renonçât, pour la journée, à tous les jeux, que du moins on allât s’y promener. Elle fut obligée de céder à ses importunités- On se rendit au bord de l’eau & chacun entra, suivant l’ordre de la marche, dans le bateau qui étoit le plus près du bord. Le jeune homme s’étant arrêté en chemin n’arriva que le dernier, & comme le premier bateau étoit plein, il entra dans le second avec deux ou trois personnes qui étoient restées à dessein d’y entrer avec lui : j’étois du nombre. Je ne cessois point de l’examiner, & mes [298] idées s’établissoient de plus en plus par l’air plus sombre qui se répandoit à chaque moment sur son visage ; mais j’étois bien loin de penser qu’il falloit se dédier de ses desseins. Il se tenoit de bout dans le bateau, & j’étois, par je ne sçais quel pressentiment, inquit de le voir dans cette position : je le priai deux ou trois fois de s’asseoir à côté de moi, il me refusa toujours ; à la fin ne pouvant plus le soufrir dans cet état, me sentant singuliérement press´, je voulus le prendre par la main, mais voyant mon mouvement, il en fit un autre pour reculer, & le pied lui manquant, il tomba dans la riviere. Voilà ce que je vis, & je n’aurois pas pensé autre chose, si les sentimens de mon ame ne m’avoient donné d’autres idées ; mais inquiet, frappé de l’air que je lui voyois depuis une heure, je fus persuadé qu’il étoit moins tombé dans l’eau qu’il ne s’y étoit jetté ; & qu’il n’avoit exigé [299] ce divertissement funeste qu’à dessein de périr. Les secours furent si prompts qu’on le retira aisément. On revint à la maison, mais sans concevoir aucune idée de la cause du malheur qu’on déploroit. La mere même, qui bien instruite du chagrin qui le rongeoit, auroit pu, en rassemblant tous les divers accidens qui lui étoient arrivés depuis le dîné, leur donner un autre nom, & s’en frapper plus ou moins, me parut dans la plus grande sécurité : il n’y eut que moi qui soupçonnai ce mystere d’horreurs. Le jeune homme fut porté au château, d’où nous n’étions pas éloignes. Il m’avoit paru qu’il souffroit impatiemment ce soin indispensable ; mais sa répugnance se déclara bien plus lorsqu’on voulut le faire mettre au lit, & que le médecin qu’on avoit envoyé chercher fut arrivé : sa mere alors commença à entrevoir ce dont j’étois déjà si convaincu. Je pénétrai ses idées, malgré le soin qu’elle prenoit de les cacher ; [300] j’osai lui confier les miennes, & pour lui rendre profitable le dessein qu’elles entraînoient, pris ce ton de fermeté que la philosophie inspire, & qui est si capable d’imposer. Votre fils a des résolutions horribles, lui dis-je, il ne suffiroit pas de le surveiller, il faut de toute nécessité remonter à la source de son mal, & le flatter dans son délire. . . . Vous me forcez à un aveu deshonorant, me répondit-elle, mais votre probité me rassure ; oui, mon fils a voulu se tuer, je n’en sçaurois douter. Je rassemble tout ce qu’il a fait aujourd’hui, tout ce qui lui est arrivé, & je suis à présent aussi instruite qu’inconsolable. . . . Je lui demandai si elle attribuoit ce désespoir à quelque cause connue ; ce qu’elle m’apprit étoit très-propre à nous éclairer l’un & l’autre. Son fils étoit né avec les passions très-vives ; on l’avoit mené passer quelques jours chez une fermiere qui lui avoit donné la premiere nourriture : cette femme [301] avoit une fille âgée de quinze ans, & extrêmement jolie ; il en étoit devenu si éperduement amoureux, qu’on avoit été obligé de la faire disparoître. Il avoit fallu également l’arracher de cette maison fatale, & depuis huit jours qu’il l’avoit perdue de vue, il n’étoit plus possible de le reconnoître ; c’étoit pour le dissiper qu’on l’avoit amené à la maison paternelle. . . . je prévois de tristes suites de ceci, dis-je à Madame de ***, lorsqu’elle m’eut instruit : mais enfin, Madame, le mal seroit pire que le remede, si on le laissoit livré à son désespoir. Il faut lui rendre l’objet de son délire : je prévois ce que vous allez me répondre, & je sens, comme vous, que c’est un dangereux expédient ; mais après y avoir beaucoup réfléchi, je n’y en vois point d’autre. Essayez pourtant de lui parler. Ah ! dit-elle, ce seroit tout gâter : j’entrevois que je ne serois qu’aigrir sa douleur ; j’ai voulu lui dire quelques mots quand le médecin est [302] arrivé, il m’a lancé un regard terrible, & n’a pas répondu une seule syllabe ; il devine apparemment que c’est moi qui ai donné l’ordre de faire disparoître la petite personne, & il me hait à présent autant qu’il l’aime. En ce cas, lui dis-je, ne lui parlez point ; ce seroit un nouveau mal, & tout est de conséquence dans l’état où il est : je me charge de cette commission, & je me flatte qu’elle ne sera pas infructueuse. J’ai remarqué qu’il perdoit son air sombre avec moi ; il m’a fait quelques amitiés ; comme il a de l’esprit, je m’imagine que le titre de Philosophe, qu’il m’a entendu donner par vous, aura fait cela ; il pense que réfléchissant plus sérieusement, que le commun des hommes, sur la vanité des choses humaines, je suis plus capable qu’un autre de le plaindre dans sa situation, & de condamner votre rigueur ! Et si cela est, ne doutez point que je ne remporte [303] quelque avantage en lui parlant ; je m’en vais le trouver ; nous verrons, après, le parti qu’il sera nécessaire de prendre.

Je n’avois pas achevé de prononcer ces dernieres paroles, qu’on vint me dire que le jeune homme me prioit de passer dans sa chambre. Je pensois juste, dis-je à la mere ; il demande à m’entretenir. Réjouissons-nous ; dans un quart d’heure j’espere vous apporter de bonnes nouvelles. Je le trouvai dans une <sic> abattement extrême ; il leva sur moi des yeux presque éteins. J’ai besoin de votre secours, Monsieur, me dit-il ; vous l’accorderiez à un homme moins malheureux que je ne le suis. Disposez de moi, mon cher ami, répondis-je, en affectant de flatter sa douleur ; vous êtes malheureux ? sans ce titre sacré vous auriez également sur mon amitié les droits les plus étendus ; vous appartenez à une mere. . . . Ah ! Monsieur, ne parlons pas de ma mere, [304] laissez-moi oublier, s’il est possible, que je lui dois le jour ; j’ai cru qu’elle m’aimoit, hélas ! elle n’a pas voulu me tromper long-temps. Je l’arrêtai pour lui faire des questions ; je lui demandai, sur-tout, pourquoi il avoit de si noires pensées sur l’estimable auteur de sa naissance. Il me répéta ce que sa mere venoit de m’apprendre. Mais ce qui ne m’avoit été dit qu’historiquement, me fut ici raconté avec toute l’énergie, toute l’éloquence de la passion. Je ne crois pas avoir entendu, en ma vie, deux récits aussi touchans. J’avoue que je fus pénétré jusqu’aux larmes, & que je ne pus lui dissimuler mon profond attendrissement. J’admirai, sur-tout, la vive éloquence de sa narration ; ce n’étoit point parler, c’étoit agir ; je le voyois dans tous ses mouvemens ; il n’avoit rien fait, rien senti, rien souffert qui ne devînt, pour ainsi dire, un sentiment. Il avoit les yeux fixés sur les miens ; aucune de [305] mes idées ne lui échappoit ; il prit ma vive compassion pour une approbation de ses transports, & voulant profiter d’un moment si favorable : Vous voyez, me dit-il, que je n’ai plus qu’un ennemi dans ma mere, je lui pardonne sa cruauté ; mais elle y joint aujourd’hui celle de vouloir que je vive, elle appelle les médecins à mon secours ? C’est contre cette violence que je réclame le vôtre. Vous êtes Philosophe, Monsieur, j’ai appris que vous l’êtiez ; vous avez une parfaite connoissance des droits de l’humanité : vous sçavez que des amis philosophes ont quelquefois donné la mort à leurs amis malheureux ! Voilà le secours que je vous demande : il y a plusieurs sortes de posions, procurez m’en un. Ce sera rendre service à ma mere ; ce sera sauver son honneur, auquel vous voyez qu’elle est si attachée, & lui épargner al honte d’avoir eu un fils homicide de lui-même : car vous jugez bien que [306] mon parti est pris, que je ne puis plus vivre, & que si vous ne m’aidez pas.°.°.°. Je l’interrompis ici. Je vois, lui dis-je, que vous souffrez beaucoup, que vous êtes dans une situation d’esprit à gémir du poids de la vie : mais vous ne voyez pas vous-même que votre désespoir emprunte sa plus grande force d’une certaine haine injuste & criminelle, que vous avez conçue pour Madame votre mere. Sans cette haine, vous supporteriez votre malheur, & vous ne seriez que triste : car le sentiment du simple malheur ne rend pas furieux : c’est la colere qui renverse chez vous tous les principes ; mais cette colere est-elle fondée ? Je suppose que Madame votre mere ait ordonné l’enlevement qui vous anime contr’elle : faites-vous la violence d’expliquer paisiblement son procédé, vous n’y trouverez plus cette cruauté que votre prévention y cherche : c’est une mere qui a vu dans le monde bien des passions [307] trompées par le regret d’un choix déraisonnable, & qui, craignant pour vous ce regret persécuteur, a voulu vous l’épargner. Car je vous le demande, mon cher ami, quelles auroient été vos résolutions avec Angélique ? De l’aimer toujours, de l’épouser dès que vous l’auriez pu, ou, comme vous auriez trouvé des obstacles insurmontables dans les sages principes de vos parens, de l’enlever un jour pour être, hélas ! votre juge & leur vengeur par votre honte & votre propre désespoir. . . Non, Monsieur, me dit-il en m’interrompant, il n’entroit rien dans mon plan que le chagrin de mes parens pût jamais me reprocher. Je sçais qu’il nous est défendu de nous faire un bonheur qui soit affreux aux autres ; & puisqu’on a réglé que nous ne recevrions de femme que des mains étrangeres, j’aurois asses respecté ma mere pour m’interdire des plaisirs que son cœur froid auroit désavoués. . . . cette géné-[308]rosité est peut-être incompatible avec la passion, lui dis-je, & je suis persuadé que, tout sincere que vous êtes dans ce moment, ce n’est qu’à votre douleur qu’il faut prêter l’idée d’un si grand courage. Non, Monsieur, reprit-il, mon plan étoit tout fait ; je sçais que j’y eusse été fidele difficilement, mais j’en étois capable ; on n’avoit point éprouvé mon ame, on ne pouvoit pas sçavoir si elle n’étoit pas plus grande que sensible, & le parti rigoureux qu’on a pris est encore une chose dont je me plains comme d’une injure. Mais, Monsieur, poursuivit-il, il est inutile que je vous dise ici ce qu’on auroit dû faire, & ce que j’aurois fait. Angélique est disparue ! on me l’a enlevée ! on ne me la rendra pas ! je ne raisonne plus que sur ce point de ma douleur ; je ne puis plus vivre sans ce que j’aime ; vous le voyez, & vous devez penser que mon dessein est de raisonner très philosophiquement sur les objections que vous [309] pourriez me faire pour m’engager à vivre. Je suis jeune, mais j’ai ma mere devant moi, & les malheureux prennent bien des annés à l’aspect de leurs tirans. Je me suis adressé à vous, parce que je suis convaincu qu’on me surveille ; je vous ai cru philosophe, ou, si vous voulez, je me suis fait de fausses idées de la philosophie ; c’est à moi à présent à me tenir lieu de l’ami & du bras secourable dont j’ai besoin ; ils font déjà trouvés l’un & l’autre : c’est dans mon cœur qu’est ma ressource.

Je vis qu’il étoit temps d’employer la priere & les choses touchantes. Je lui promis qu’on lui rendroit Angélique, & à la saveur de cette promesse je glissai les discours les plus raisonnables qui purent me venir à l’esprit. Je suis obligé d’avouer que j’admirai le prodigieux bon sens dont ses réponses furent remplies. Il ne se livra point, comme d’autres auroient fait, à la joie [310] de retrouver bientôt un objet adoré ; il en fut, à la vérité, pénétré jusqu’aux larmes ; mais il sembla que toutes ses pensées se réunissoient sur les conditions que je lui imposois, pour les remplir : il me promit de les respecter, & je vis tant de sincérité & de résolution dans ses promesses, que je compris que sa mere, en agissant avec plus de précaution, en lui parlant, en descendant jusqu’à lui, auroit pu s’épargner tout le chagrin qu’elle venoit d’avoir. Madame de** ratifia les paroles que j’avois données. Je lui fis un récit fidele de ce que je venois d’entendre ; il ne fut pas nécessaire de lui faire des représentations ; elle sentit qu’elle méritoit des reproches ; & elle embrassa son fils avec cet attendrissement qui n’est connu que des meres que leur tendresse rend capables d’égards pour leurs enfans, & qui peuvent comprendre que leurs douleurs légitimes sont des loix qu’elles sont obligées de reconnoître. [311] ◀General account

Je reviens aux réflexions que cette aventure exige d’un Spectateur. Je ne sçache guere de sujets qui en fournissent davantage. Qu’est-ce qu’un père à l’égard de son enfant ! C’est le maître d’un terrein <sic> où l’on a planté de jeunes arbrisseaux. Quel nom méritera cet homme, si, pour redresser un de ces arbres à peine formés, il déploie toute la froce de son bras ? On le devine & il est inutile de le dire. Qu’arrivera-t-il de cet abus des muscles & des nerfs ; l’arbre pliera, mais pour périr en croissant, ou pour prendre une forme encore plus vicieuse, & toujours pour déposer contre un fou dont la raison tourne en délire, ou contre un brutal qui ne sçait pas que la force a ses loix de subordination comme la foiblesse, & que la raison a soumis tout à une dépendance mutuelle, afin que toutes les choses de l’univers ayant leurs cours & leur effet, elles pussent produire cette utilité générale, [312] qui justifie les loix & fait l’harmonie. Si l’arbrisseau restoit difforme comme il est né, le maître du terrein seroit coupable d’une négligence très condamnable, mais s’il périt dans la violence des secousses auxquelles sa défectuosité & sa résistance même vont porter l’homme imprudent ou brusque qui veut le redresser, ce procédé également désavoué par la raison, est encore plus contraire à la nature.

Plaçons les peres & les meres dans le même tableau : leur caractère, leurs devoirs, leur condamnation s’y trouvent, & il ne faut qu’un coup d’œil pour les y apercevoir. Un père qui néglige l’éducation de son fils, j’entends cette éducation qui est fondée sur les principes moraux, qui tend à nous les faire adopter, & qui doit un jour décéler la main respectable qui aura gravé en nous les caracteres de l’honneur & de l’humanité ; un tel père, dis-je, s’il a pu avoir un autre procédé, [313] si ce soin indispensable a dépendu de lui, n’est plus père que de nom aux yeux de l’univers ; il n’en perd pas le titre & le droit vis-à-vis de son fils, parce que l’ordre & le bien public demandent que les générations soient éternellement soumises à un ordre de subordination qui remonte jusqu’à l’aurore de la nature ; mais si pour son fils il est toujours un objet respectable, pour la terre entiere, pour le sage du moins, pour l’homme sensible & vertueux, il n’est qu’un vil instrument qu’anima la nature pour produire un homme, & qui n’a plus aucun droit naturel sur son ouvrage, puisqu’il l’abandonna en le formant.

Un père qui voyant des passions à son fils, des défauts, des vices même, s’arme d’abord de toute son autorité pour redresser un jeune cœur, arbrisseau toujours tendre, dont la foiblesse demande les plus grands ménagemens. Un tel père est un tyran, & l’on entend [314] le jeune arbre crier sous la main barbare qui le maitrise en le redressant. Il peut arriver deux malheurs de cette violence farouche ; & de deux, un est presque inévitable : ou l’enfant débile périra dans la torture qu’on lui fait éprouver ; ou il se révoltera ; & il ne faut pas douter qu’il ne prenne, dans ce dernier cas, d’autres vices. Il y en a de tout-prêts qui n’attendent que la volonté de l’homme malheureux, ou de l’esclave persécuté, pour s’offrir comme une consolation ou comme un moyen de vengeance.

Les gens de condition sont plus sujets à tomber dans la tyrannie que je déplore ici. On éleve leurs enfans loin d’eux, ils ont une fierté naturelle, une fierté qui les pousse au despotisme. Ces enfans sont des esclaves que l’on forme à l’obéissance la plus aveugle ; leur destinée est d’obéir à un maître absolu ; l’ambition a décidé de leur état & de leur sort le jour de leur [315] naissance. Malheur à eux si leur cœur ose pencher vers d’autres objets ; leur établissement est écrit de la main de leur père en caracteres ineffaçables ; à côté de cet oracle éternel est marqué en cas de révolte, lettre de cachet, exil pour six ans, exhérédation. Un fils respectueux, quoique peu soumis, ose se jetter aux genoux de son père, il espere tout de son aversion, peut-être juste, pour l’objet ou pour l’état qu’on lui destine & de la violence d’un penchant totalement opposé : il espere un accueil du moins consolant, parce qu’il plaide la cause de la nature, & qu’il parle d’après le droit humain ; il pense d’ailleurs que son père ne l’a pas mis au monde, ne l’a pas fait élever dans les maximes de sa naissance, pour le sacrifier comme on faisoit autrefois ces victimes augustes qu’on élevoit à l’ombre du trône pour les égorger à l’autel. Il dira tout cela à son père, & moi, témoin de cette scene touchante, moi [316] ami des hommes, ami de mes enfans, je penserai qu’il va triompher ; je jouirai d’avance des délicieuses larmes que ses transports vont attacher à des yeux qui n’en verserent jamais pour la nature ; mais le père qui n’a jamais vu son fils jusqu’à ce jour, qui l’a éloigné de lui, pour n’être pas importuné de sa vue, & qui peut-être est furieux de sa naissance, l’écoutera impatiemment, dédaignera de lui répondre, lui reprochera ses sentimens comme des bassesses, ses vues comme des crimes, & le chassera pour s’épargner la sorte d’humiliation qu’il attache à déclarer deux fois ses volontés.

Je sçais que les peres voient mieux que les enfans, que ceux-là doivent décider, & ceux-ci obéir : je sçais qu’un choix déraisonnable doit être contesté à l’enfant même qui a les passions les plus vives ; mais je sçais aussi que la nature avoit fait les sentimens du cœur, avant qu’une ambition raison-[317]née justifiât les vues des hommes. Je dis donc qu’en faveur de droit d’ancienneté que les sentimens ont sur les idées, le cœur mérite des égards & peut les exiger ; il n’y a point de loi qui prescrive contre ce droit sacré. Un père doit éclairer son fils, lui parler avec douceur, l’attendrir, & le consoler s’il est contraint de se faire obéir. Ce que je dis au sujet de la passion, je le dis de même à l’égard du vice qui est une autre passion sous un autre nom. Les ménagemens dans ce dernier point, sont également de devoir. Combien de peres y manquent ou l’ignorent ! Je le dis à regret, mais c’est la vérité. Combien d’enfans très-vicieux, très-opiniâtres, très-dignes de châtiment sont encore fondés à ses plaindre de la cruauté de leur père ; il semble que ces derniers soient nés pour être les plus farouches des hommes, quand la nature ne leur a pas imprimé ses loix & ses tendresses. Cette [318] férocité est odieuse à tous les yeux. Dans les gens de condition, c’est l’orgueil, l’amour excessif de la domination, qui en est la source. L’effet doit en être affreux & l’est presque toujours. Un fils persécuté, humilié, traité ignominieusement, voit & méprise la cause de sa disgrace ; il en est furieux, il se sent sacrifié à une idole trop adorée & méprisable en général, dans ses motifs comme dans ses moyens, il sent qu’il seroit plus épargné si on ne consultoit que l’honneur contre ses penchans ou ses vices, parce que l’honneur laisse agir la nature, & la consulte avant que d’agir. Sa douleur extrême, son désespoir rêfléchi font une révolte furieuse ; il se porte aux derniers excès, & le Père injuste & coupable, dans le principe, va répondre à Dieu & aux hommes des suites affreuses qu’auront un jour ces excès aveugles. Aussi combien d’enfans ont deshonoré leur maison, dont la mémoire sera toujours [319] moins odieuse que celle de leur père. ◀Level 2 ◀Level 1