Cita bibliográfica: Anonym (Ed.): "LXV. Discours", en: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.5\065 (1723), pp. 406-414, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1457 [consultado el: ].


Nivel 1►

LXV. Discours

Cita/Lema► — — Tentada via est, quâ me quoque possim
Tollere humo, victôrque virûm volitare per ora.

Virg. Georg. III. 8.

Il faut que je cherche une nouvelle route pour m’élever au-dessus du commun, & me rendre célébre dans le monde. ◀Cita/Lema

Metatextualidad► Eloge de quelques Génies extraordinaires. ◀Metatextualidad

Nivel 2► Metatextualidad► L’Essai qu’on va lire n’est pas de ma façon, mais j’en suis redevable à l’ingénieux Auteur d’un Poëme qui vient de paroître & qui est intitulé, Ode au Créateur de l’Univers, à l’occasion des Fragmens d’Orpheé. ◀Metatextualidad

Nivel 3► Relato general► « Je me souviens d’avoir lû, dans un célébre Auteur François, qu’aucun Homme n’a jamais poußé les talens naturels aussi loin qu’ils auroient pû s’étendre. Je n’examinerai pas si cela est vrai à toute rigueur. Il sufit de dire, que les Hommes capables de la plus grande aplication, & qui ont [407] le plus d’aquis peuvent trouver bien du vuide & du tems perdu, dans leur vie passée, dont ils auroient pû faire un meilleur usage. En effet, à peine y a-t-il une seul personne au Monde capable de réfléchir sur elle-même, qui ne pense, tôt ou tard, que si elle recommençoit à vivre, elle n’emploïât beaucoup mieux son tems.

L’Esprit est le plus porté à se faire ce reproche ingenu, lors qu’il voit des Hommes qui ont surpassé de beaucoup la plûpart des autres, dans les Sciences, les Arts, ou quelque autre Perfection digne de notre estime.

Un des plus vastes Génies & des mieux cultivez qu’il y ait jamais eu parmi nous, ou chez les Etrangers, étoit celui du Chevalier François Bacon, ou Lord Verulam. Ce grand Homme par la force extraordinaire & l’étendue de son Génie, & par une Etude infatigable, avoit fait un si prodigieux amas de Connoissances, qu’il nous est impossible de le regarder sans admiration. Il semble qu’il eut embrassé tout ce qui se trouvoit dans les Livres qui avoïent paru avant lui ; & non content de cela, il ouvrit un si grand nombre de nouvelles routes pour aprofondir les Sciences, qu’un seul Homme, jouît-il de la vie la plus longue, ne sauroit jamais les parcourir toutes. De là vient qu’il n’en fit, pour ainsi dire, que tracer la superficie à l’e-[408]xemple des Voïageurs sur Mer, qui ne donnent qu’un profil grossier des Côtes, ou des Pointes de Terre qui leur sont inconnues, & dont ils laissent une recherche plus exacte aux Siécles à venir, qui voudront marcher sur leurs traces, ou bâtir sur leurs conjectures.

L’illustre Mr. Boyle semble avoir été destiné par la Nature à succéder au travail & aux recherches de ce Génie extraordinaire que je viens de nommer. Par le nombre infini de ses Expériences, il a rempli, en grande partie, ces Plans & ces Profils de Science, que son Prédecesseur avoit craïonnez. Il a passé toute sa vie à la poursuite des Ouvrages de la Nature, à travers cette infinie variété de métamorphoses & de changemens, aussi bien que dans la plus raisonnable & la plus sincere adoration de son Créateur.

Il n’y a que très-peu d’Esprits de cet ordre qui aient étendu leur connoissance, dans les Etudes qu’ils ont poursuivies, aussi loin que ces deux-là ; mais je ne doute pas qu’à cette occasion, ceux de mes Lecteurs qui savent ce qui se passe dans la République des Lettres ne s’en rapellent un troisiéme 1 qui est en cote plein de vie & qui fait la Gloire de notre Nation. Il a pénétré si avant dans les secrets de la Nature & dans les Mathématiques, que ses progrès, qui vont [409] au delà de tout ce que les autres avoient découvert, nous fournissent un exemple étonnant de la vaste capacité de l’Esprit Humain, & nous démontrent que le sujet de ses recherches est un fonds inépuisable ; tant il est vrai ce que dit l’Ecriture 2 que l’Homme sage, qui veut comprendre les Ouvreages de Dieu d’un bout à l’autre, ne sauroit jamais y parvenir. Je ne puis me dispenser d’ajouter ici un nouveau Caracter, qui est à la vérité, d’une espece differente de ceux-là, mais qui sert à prouver la force merveilleuse de la Nature & de l’Aplication, & nous donne l’Exemple le plus singulier d’un Génie universel que j’aie rencontré de ma vie. Je veux parler de Leonardo da Vinci, Peintre Italien, issu d’une Famille noble en Toscone, & qui vivoit vers le commencement du seiziéme siécle. Il étoit si habile dans les Piéces historiques, que sélon quelques-uns, il surpassoit à cet égard tous ceux qui l’avoient précédé. Il est certain qu’il exita l’envie de Michel Ange, qui étoit son Contemporain, & que ce fut, par l’étude de ses Ouvrages, que Raphael lui-même aprit sa belle maniere de dessiner. Il étoit Expert dans la Scultpure & l’Architecture ; il entendoit l’Anatomie, les Mathématiques & la Méchanique. On parle de l’Aqueduc, qui va depuis la Riviere d’Adda jusques à Milan, comme d’un [410] Ouvrage de son invention. Il possedoit diverses Langues ; il avoit étudie l’Histoire, la Philosophie, la Poësie & la Musique. Je ne saurois m’empêcher d’observer ici, quoi que cela soie inutile à mon but, que tous ceux qui ont parlé de ce fameux Peintre ont aussi relevé la perfection de son Corps. Les exemples qu’on allégue de sa force sont presque incroïables. Il étoit bien fait de sa personne, & d’une adresse surprenante dans tous les Exercices d’un Gentilhomme. En un mot, on nous assûre que les bonnes qualitez de son cœur répondoient aux talens de son Esprit, qu’il étoit honête, généreux & d’une humeur très-douce. Je n’en dirois plus rien, si la curiosité de mes Lecteurs ne demandoit que je leur aprisse une circonstance aussi remarquable de sa mort, qu’il étoit lui-même d’un Caractére distingué. La réputation de ses Ouvrages lui avoit aquis une estime si générale, qu’il fut invité à la Cour de France, où il tomba malade, quelque-tems après son arrivée. Sensible à l’honeur que le Roi François I. lui fit de lui rendre visite, il voulut se mettre sur son seant, & attaqué presque aussitôt d’une défaillance, il expira entre les bras de ce grand Monarque.

Il est impossible de refléchir sur des Expemples de cette nature, sans admirer l’étendue merveilleuse de l’Esprit Humain, qui peut faire de tels progrès dans les [411] Sciences & avoir une si grande variété d’idées sans aucun embarras & sans qu’elles se confondent. N’est-il donc pas bien raisonnable d’inferer de-là que cet Esprit tire son origine de Dieu ? Et puis que la Matiere insensible est douée d’une capacité naturelle de durer toûjours, à moins qu’elle ne soit anéantie par la toute-puissance divine quelle absurdité n’y auroit-il pas à s’imaginer qu’un Etre beaucoup plus parfait ne jouït pas du même privilege ?

D’un autre côté, si nous tournons les yeux sur ces Nations barbares qui se trouvent dans les Indes, & donc les Voïageurs nous entretiennent, on y voit des Peuples entiers qui ont a peine les premieres étincelles de la Raison, & donc presque toutes les idées se bornent à celles des Sens & des Apétits naturels. Il semble que ce sont de vastes Déserts incultes de la Nature Humaine ; & lors qu’on vient à comparer ces Individus avec ceux qui excellent dans les Arts & dans les Sciences, il est difficile de se persuader que ce soient des Créatures de la même Espéce.

Quelques-uns croient que les Ames des Hommes sont naturellement toutes égales, & que la grande disparité, qu’on y observe d’ordinaire, vient de la diferente organisation ou structure des Corps ausquels elles sont unies. Mais de quelque source que vienne cette premiere dis-[412]parité, la seconde, ou celle qu’on voit entre leurs talens acquis, doit son origine à la difference accidentelle de leur Education, de leur Fortune, ou de leur train de vie. L’Ame est une espece de Diamant brute, qui a besoin d’art de travail & de tems pour le polir. Il y a quantité de bons Génies qui se perdent, faute de tout cela, ou qui demeurent incultes, comme un Joïau qui reste dans la Mine.

Un des plus forts motifs qui excite les Hommes à se surpasser les uns les autres dans les Arts & dans les Sciences, qu’ils estiment le plus, est la passion naturelle qu’ils ont pour la Gloire, & qu’on ne doit jamais décourager, quoique l’excès en soit vicieux. Quelques Ecrivains de Morale sont peut-être un peu trop rigides à décréditer ce Principe, que la Nature semble avoir gravé dans l’Ame comme un ressort capable de mettre en mouvement toutes les facultez cachées, & qui se déploie toûjours avec le plus de force dans les Ames les plus généreuses. Les Hommes, dont les Caracteres ont brillé avec le plus d’éclat chez les anciens Romains, paroissent avoir été vivement animez de ce Principe. Ciceron, dont le savoir & les services, qu’il rendit à sa Patrie, sont si bien connus, en étoit enflammé jusques à la fureur ; 3 Il presse chaudement Lucceius, qui ècrivoit l’Histoire de ces tems-la, d’être [413] fort exact à détailler toutes les particularitez de son Consulat, & de s’en acquiter au- plutôt afin qu’il eût le plaisir de goûter durant sa vie, un peu de cet honneur, qu’il prévoïoit devoir être un jour rendu à sa mémoire. C’étoit l’ambition d’un grand Génie, mais il pêche dans le degré, puis qu’il sollicite son Ami de relever les actions avec plus d’éloge que les loix de l’Historien & de la Verité même ne le permettent. Pline le jeune paroit avoir eu la même passion pour la Renommée, quoi qu’elle fut plus chaste & plus modeste. La maniere ingénue dont il l’avouë à son Ami Capiton, qui lui conseilloit d’écrire l’Histoire, est très-belle, & l’éleve à une certaine Grandeur qu’on ne sauroit attribuer à la Vanité. 4 Pour moi, dit-il, rien ne me touché si fort, qu’une réputation à l’épreuve des tems, rien ne me paroit plus digne d’un Homme, sur tout de celui, qui n’ayant rien à se reprocher est tranquille sur les jugemens de la posterité.

Il me semble que je ne dois pas finir ce Discours, sans intéresser tous mes Lecteurs dans le Sujet dont il traite. Ainsi je poserai pour Maxime, que, bien que tous ne puissent pas briller dans les Sciences ou les beaux Arts, chacun peut exceller en quelque chose. L’Ame possede, à cet égard une certaine Faculté végétative, s’il m’est permis de la nommer ainsi, [414] qui ne sauroit demeurer tout-à-fait inutile. Si la culture n’en forme pas un Jardin magnifique & régulier, elle poussera d’elle-même des Herbes sauvages ou des Fleurs qui le seront encore plus. » ◀Relato general ◀Nivel 3 ◀Nivel 2 ◀Nivel 1

1L’Auteur veut parler de Mr. le Chevalier Newton.

2Ecclesiaste, Ch. III. II. & VIII. 17.

3Epist. Oad Familiar. Lib. V. Epist. 12.

4Voïez la VIII. Lettre du V. Livre.