Zitiervorschlag: Anonym (Hrsg.): "XXXVIII. Discours", in: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.4\038 (1720), S. 224-229, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1336 [aufgerufen am: ].


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XXXVIII. Discours

Zitat/Motto► Non omnia possumus omnes.
Virg. Ecl. VIII. 63.
Nous ne sommes pas tous capables des mêmes choses. ◀Zitat/Motto

Metatextualität► L’Affectation d’un Caractere opposé au Naturel ne réussit jamais & ne sert à rendre les Hommes ridicules. ◀Metatextualität

Ebene 2► La Nature ne fait rien en vain ; le Créateur de l’Univers a destiné chaque être à un certain usage, & il a si bien déterminé la sphere de leur activité, ou la route qu’ils doivent suivre, que, s’ils viennent à s’en détourner le moins du monde, ils se rendent incapables de répondre au but de leur création. Dans l’Economie civile, qui regarde les Societez, il en est à peu près de même que dans la naturelle ; L’une & l’autre forment une espece de Chaîne, où le desordre se met, dès qu’un seul chaînon y manque. Il est aussi clair que la plûpart du Ridicule qu’on voit entre les Hommes vient sur tout de ce qu’ils afectent des Caracteres, pour lesquels ils ne sont pas propres, & que la Nature ne leur avoit pas destinez.

Chaque Homme a une ou plusieurs Qualitez, qui le peuvent rendre utile à lui-même & aux autres : La Nature ne manque jamais de les indiquer ; &, pendant que l’Enfant est sous sa direction, elle a soin de le conduire dans ses premieres démar-[225]ches ; elle s’offre même ensuite de le guider jusques à la fin de sa Course ; s’il l’accepte, il ne sauroit presque échouer : La Nature est toûjours exacte à s’aquiter de ses engagemens ; comme elle ne promet jamais ce qu’elle n’est pas en état de tenir ; aussi ne manque-t-elle jamais d’executer ce qu’elle promet. Le malheur est que les hommes dédaignent ce en quoi ils pourroient se rendre habiles, & qu’ils afectent des choses pour lesquelles ils ne sont pas nez ; ils se croient déja les maîtres de ce à quoi leur Genie les dispose, & ils tournent toute leur ambition à exceller dans ce qui n’est pas à leur portée : Ils deviennent les ennemis de leurs talens, à peu près comme les Avares le sont de leur repos ; ils ne goûtent aucun plaisir dans la jouïssance de ce qu’ils ont, par la sote envie qui les ronge de vouloir obtenir ce qu’ils n’ont pas, & qu’ils n’obtiendront peut-être jamais.

Ebene 3► Exemplum► Cléanthe a du bon Sens, la Memoire heureuse, & un Esprit, qui joint à la vigueur de son Corps le rend capable de la plus grande aplication. En un mot, il n’y a pas une seule Profession honête, où il n’eut pû réussir, & paroitre même avec quelque éclat ; mais il ne veut pas s’y borner ; il est folement entêté du Caractére d’un Gentilhomme poli ; toutes ses pensées tournent de ce côté-là, au lieu de s’apliquer à l’Anatomie, de fréquenter les Cours de Justice, ou d’étudier les Peres. ◀Exemplum Exemplum► Clé’an- [226] the lit des Comédies, il danse, s’ajuste & il perd son tems à des Visites inutiles, au lieu d’être un fameux Avocat, un habile Ministre, ou un bon Médecin : Clé’anthe est un vrai Fat, & il sera l’objet du mépris de tous ceux qui le connoissent pour avoir mal-apliqué ses talens. ◀Exemplum C’est à cette afectation que le monde est redevable de toute la race des Fats qu’on y voit ; la Nature, dans toutes ses différentes Scènes, n’a jamais donné un tel Rôle à jouer ; elle a quelquefois produit un Innocent ; mais un Fat est de la fabrique des Hommes, qui emploient leurs talens d’une toute autre maniere qu’elle ne l’exige ; Aussi ne manque-t-elle pas de s’en ressentir, & de se vanger tôt ou tard de ceux qui la croisent. On n’a guère plus de succès à la contrequarrer sur cet article, que dans la production des Vegetaux ; avec le secours de l’Art & une bonne Couche, l’on peut en extorquer une Plante, ou une Salade précoce ; mais quelle fadeur & quelle insipidité n’y trouve-t-on pas ? Exemplum► C’est l’Emblême de Valerien & de sa Poësie : Valerien a du savoir, il pense juste, il parle correctement, il est civil & poli ; en un mot, on le croïoit un Genie universel ; & cela étoit si vrai, qu’il n’y avoit qu’une seule chose à laquelle il ne fut pas propre ; il n’avoit point de talent pour la Poësie ; malgré tout cela, il veut être Poëte ; il fait des Vers, & il met son Esprit à la torture, pour convaincre la ville qu’il n’est pas un Genie aussi extraordinaire qu’on l’avoit d’abord cru. ◀Exemplum ◀Ebene 3

[227] Si les Hommes se bornoient à grêfer sur la Nature, & à vouloir aider ses operations, quel succès n’en devroit-on pas atendre ? Ciceron ne seroit pas le seul Orateur, ni Virgile le seul Poëte, ni Cesar le seul Général d’Armée. Bâtir sur la Nature, c’est poser le fondement sur une Roche ; tout s’y place, pour ainsi dire, de soi-même, & l’Ouvrage n’est pas plûtôt commencé, qu’il est à moitié fait : Exemplum► Le Genie de Ciceron le portoit à l’Eloquence, & celui de Virgile à cultiver les Muses ; ils obéirent l’un & l’autre à leur instinct, & ils en furent dignement récompensez. Si Virgile eut suivi le Barreau, sa Vertu franche & modeste n’y auroit pas trop brillé ; & si l’Orateur Romain se fut adonné à la Poësie, son talent pour la Déclamation ne lui auroit presque de rien servi. ◀Exemplum La Nature laissée à elle-même nous montre le meilleur chemin ; elle ne veut pas qu’on la force, ni qu’on la contraigne ; & si nous négligeons de la suivre, nous en soufrons toûjours les premiers.

Par tout où la Nature a dessein de produire quelque chose, elle ne manque jamais d’en fournir les Semences, qui ne sont pas moins nécessaires à la production des Qualitez morales ou intellectuelles, qu’à la formation des Plantes ; & je ne sai comment il arrive qu’un Homme qui veut versifier en dépit de la Nature n’est pas trouvé aussi ridicule, que le seroit un Jardinier qui prétendroit avoir des Jon-[228]quilles ou des Tulipes sans le secours de leurs Ognons.

Puis qu’il n’y a point de bonne ou de mauvaise Qualité qui ne regarde les deux Sexes, il n’y a nul doute que les Dames ne soufrent, pour le moins autant que les Hommes, d’une Afectation de cet ordre. Exemplum► On n’en sauroit mieux voir le ridicule que dans les deux Caractères opposez de Célie et de Rusticane : La premiere est environnée de charmes & d’un naturel fort doux ; mais elle n’a point d’esprit, & sa voix est très-desagréable : L’autre et laide & incivile ; mais elle a de l’esprit & du bon sens. Si Célie vouloit garder le silence, ses Spectateurs l’adoreroient ; si Rusticane vouloit parler, ses auditeurs l’admireroient ; mais Célie est une Causeuse infatigable ; & Rusticane se donne des airs mornes & languissans : de sorte qu’on a de la peine à croire que l’une soit belle & que l’autre ait de l’esprit. Chacune d’elles néglige ses bonnes qualitez, & afecte celles de l’autre, Célie voudroit qu’on la crût spirituelle, & Rusticane voudroit passer pour une Beauté. ◀Exemplum

Le pis est que, par cette Afectation, les Hommes perdent non seulement une bonne Qualité, mais qu’ils en contractent une mauvaise : Non seulement ils deviennent incapables de ce à quoi ils étoient propres ; mais ils se destinent à ce pour quoi ils n’ont aucun talent ; de sorte qu’au lieu de se distinguer par un endroit, ils se rendent fort [229] ridicules par un autre. Il en est de même à l’égard des Dames. Exemplum► Si Negrille n’eut pas cherché à donner de l’éclat à son Teint, elle seroit encore prônée sous le nom de la Beauté olivâtre ; mais elle a voulu y mêler du blanc & du rouge, & on la distingue aujourd’hui par la Dame qui sait bien peindre. ◀Exemplum En un mot, si l’on pouvoit engager le monde à pratiquer cet Avis, Suivez la Nature, que l’Oracle de Delphes prononça lors que Ciceron lui demandoit à quoi il devoit se destiner, nous verrions presque tous les Hommes aussi habiles dans leur Vocation que cet illustre Romain l’étoit dans la sienne ; les Femmes banniroient bientôt l’Impertinence & l’Afectation ; & l’on ne verroit plus entre nous des Fats ni des Caractéres empruntez. Pour moi, je n’ai jamais pû regarder cette Opposition à la Nature que comme la plus haute de toutes les Folies, & un des Crimes les plus atroces, puis qu’elle combat les Ordres de la Providence, & qu’elle imite, pour m’exprimer avec Ciceron, Zitat/Motto► la Revolte des Géans qui faisoient la guerre au Ciel. ◀Zitat/Motto

Z. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1