Citazione bibliografica: Anonym (Ed.): "LXIX. Discours", in: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.3\069 (1716), pp. 441-447, edito in: Ertler, Klaus-Dieter (Ed.): Gli "Spectators" nel contesto internazionale. Edizione digitale, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1223 [consultato il: ].


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LXIX. Discours

Citazione/Motto► Nullum à labore me reclinat otium.

Hor. Epod. xvii. 24.

J’ai un chagrin secret qui me dévore, & qui ne me laisse pas un seul moment de repos. ◀Citazione/Motto

Metatestualità► Lettre d’un Mari sur la Dépense excessive, & les Occupations peu convenables de sa Femme. ◀Metatestualità

Livello 2► Livello 3► Lettera/Lettera al direttore► Mr. le Spectateur,

Racconto generale► « Comme je croi que c’est la premiere plainte de cette nature qu’on ait jamais faite, vous êtes aussi le premier à qui j’aie pû obtenir sur moi de l’adresser. Lorsque vous sçaurez que je possede une santé ferme & vigoureuse, avec un Bien considérable ; que je n’ai aucune Passion violente, & que j’ai une Femme aimable & pleine de Vertu, qui ne manque ni d’Esprit, ni de bon Naturel, & dont j’ai plusieurs Enfans, qui semblent promettre de perpetuer mon Nom jusqu’à la posterité la plus reculée, vous en conclurez d’abord que je suis l’Homme du monde le plus heureux. Mais, malgré toutes ces belles aparences, je me trouve si fort au-dessous de cet éloge, que la crainte de me voir ruiné, par une sorte d’excès qui s’est introduit, depuis quelques années, dans toutes les bonnes Fa-[442]milles qui suivent la Mode, me prive de toutes les douceurs de la Vie, & me rend le plus miserable de tous les Hommes qu’il y ait sur la Terre. Ma Femme, qui étoit l’unique Enfant, & l’objet de tous les soins d’une Mere indulgente, aprit, dès son bas âge, tous les Exercices qui dependent de ce qu’on apelle d’ordinaire une bonne & belle Education. Elle chante, danse, joue du Luth & du Clavessin, & Peint fort joliment ; elle entend le François, comme sa Langue naturelle, & a fait des progrès considérables dans l’Italien. Elle est d’ailleurs très-habile dans toutes les Sciences domestiques, à confire des Fruits, soit au sucre, ou au sel & au vinaigre, dans tout ce qui regarde la Patisserie, à faire du Vin avec les Fruits de notre cru, à broder, & dans toutes sortes d’Ouvrages à l’aiguille.

Vous trouverez sans doute qu’il n’y a pas là de quoi se plaindre ; mais suspendez votre décision jusqu’à ce que je me sois un peu plus étendu sur tous ces Articles, & je suis persuadé que vous serez alors de mon avis. Vous ne devez pas vous imaginer que je la blâme de ce qu’elle possede toutes les belles qualitez, dont je viens de vous parler, ou de ce qu’elle se fait un plaisir de les mettre en œuvre ; il n’y a que l’abus que je condamne, lorsque ce qui n’étoit destiné qu’à un honnête amuse-[443]ment, est devenu l’essentiel & l’unique occupation de sa Vie. Durant les six mois que nous sommes en Ville, depuis la pointe du jour, ou peu s’en faut, jusques à midi, elle employe toute la matinée à s’exercer avec ses differens Maîtres, qu’elle engage à venir tous les jours de la semaine, afin de réparer les pertes que son absence a causées durant les autres six Mois que nous passons à la Campagne ; & comme ils sont des plus habiles qu’il y ait, leur tems doit être payé à proportion : Ainsi vous pouvez juger que les frais de tous ces Articles vont assez loin. Il semble que sa Peinture ne devroit pas coûter grande chose ; mais de la maniere dont elle s’y prend, c’est un bon surcroît à sa dépense, vous en conviendrez vous-même, lorsque vous sçaurez qu’elle peint des Eventails pour toutes ses Amies, & qu’elle fait les Portraits en miniature de tous ses Parens ; que les premiers ne doivent être montez que par Colmar, & les autres par Charles Mather. Ce qui suit est encore pis ; je vous ai annoncé déja qu’elle est fort experte dans tous les Ouvrages à l’aiguille, & la Somme qu’elle employe toutes les années en Broderie, est presque incroyable : Outre ce qu’elle destine à son usage particulier, soit Manteaux, Jupes, Devants de Corps, Mouchoirs, Bourses, Pelo-[444]tes ou Tabliers ; elle nourrit quatre Françoises Refugiées, qui s’occupent à broder quantité de Meubles inutiles ou superflus, tels que sont des Courtepointes, des Toilettes, des Tentures pour des Cabinets, des Rideaux de Lit & de Fenêtres, des Fauteuils & des Tabourets : Elle s’imagine que c’est un bon ménage, parce que tout cela se fait au Logis, & qu’elle y met quelquefois la main ; elle est même si entêtée là-dessus, que je n’ai aucune esperance de la ramener.

Ma Lettre ne finiroit pas, si j’en venois à la dépense qu’elle fait tous les ans pour des provisions inutiles. Non contente d’avoir de tout, il faut qu’elle en ait de toutes les manieres, & dans cette vue, elle consulte un Livre de Recettes, qui est héréditaire dans sa Famille ; car ses Ayeules, afin que vous le sçachiez, ont été fort célébres pour le bon Ménage, & il y en a une qui s’est rendue immortelle pour avoir donné son Nom à un excélent Collyre, & à deux sortes de Boudins. Je n’oserois vous entretenir de tous les préparatifs en Médecine ou en Pharmacie, de ses Onguents, de ses Emplâtres, de ses Confections, de ses Poudres, de ses Cordiaux, de son Ratasia, de son Persico, de son Eau-de-Vie avec des Cerises, de son Eau de fleur d’Orange, ni d’une infinité d’au-[445]tres Distillations. Mais il n’y a rien que je prenne tant à cœur, que cet abominable Catalogue de Vins fabriquez, qui tirent leurs noms des Fruits, des Plantes ou des Arbres, dont les sucs sont les principaux ingrédiens qui les composent : Ils ont un déboire affreux, & ruinent la santé ; outre qu’ils ne se conservent guere plus d’une année, & qu’on est obligé d’y renoncer tôt ou tard, sous le faux prétexte de mener une Vie plus frugale ; je suis persuadé qu’il m’en coûte plus cher pour ces maudits Poisons, que si je regalois tous ceux qui nous visitent avec le meilleur Vin de Bourgogne, ou de Champagne. Le Caffè, le Chocolat, & le Thé, soit verd, Bou, Impérial ou Peco, semblent être des bagatelles ; mais si l’on y joint les dépendances de la Table à Thé, ils servent à grossir le Compte plus qu’on ne s’imagine.

Avec tout cela, je ne sçaurois finir sans lui rendre justice sur un Article ; là où son épargne est si remarquable, je ne dois pas lui en ôter l’honneur, je yeux dire à l’égard de ses Enfans, qui sont tous confinez, Garçons & Filles, dans une grande Chambre à l’endroit le plus reculé de la Maison, avec de bons verroux aux Portes & des barres aux Fenêtres, sous les yeux d’une vieille Femme, qui a été la Garde de sa grande Mere. Cest-là où ils [446] font leur résidence d’un bout de l’année à l’autre, & comme il ne leur est jamais permis de voir la compagnie, mon Epouse croit sagement qu’il est inutile de faire aucune dépense pour leurs Habits, ou leur Education. Sa Fille aînee ne sçauroit ni lire, ni écrire jusques à ce jour, si le Sommelier, qui est Fils d’un Procureur de Village, ne lui eût apris cette sorte d’Ecriture qu’on employe dans la Chancellerie pour grossoyer les Actes. ◀Racconto generale

Je vous ai sans doute bien fatigué par le recit de mes Griefs domestiques ; mais vous m’avouerez qu’il étoit difficile d’être plus court, si vous pensez au Paradoxe, que j’avois entrepris de soûtenir dès le commencement de mon Epître, & qui n’est devenu que trop une Vérité manifeste. Je voudrois de tout mon cœur que le Public en profitât, & que cet Exemple servît à garantir les Femmes vertueuses de tous les défauts où la mienne est tombée ; & qui se réduisent visiblement à ces trois. Le premier est de s’être méprisée à l’égard des Objets de son estime, & de l’avoir toute donnée à des choses qui ne font que l’ornement extérieur de son Sexe. Le deuxiéme est venu de ce qu’elle n’a pas distingué ce qui convient aux differens Etats de la vie. Enfin le troisiéme est l’abus de quelques excélentes qualitez, qui renfermées dans leurs justes bornes auroient fait le bonheur & l’avan-[447]tage de sa famille ; mais qui par un excès vicieux, en sont aujourd’hui le poison, & la menacent d’une ruine totale. Je suis, &c. »

T. ◀Lettera/Lettera al direttore ◀Livello 3 ◀Livello 2 ◀Livello 1