Référence bibliographique: Anonym (Éd.): "LXVIII. Discours", dans: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.1\068 (1716), pp. 438-443, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1147 [consulté le: ].


Niveau 1►

LXVIII. Discours

Citation/Devise► Heu quàm difficile est, crimen non prodere vultu !

Ovid. Metam. L. II. 447.

C'est-à-dire, Oh, qu’il est difficile, que l’air du visage ne trahisse pas le secret du cœur. ◀Citation/Devise

Niveau 2► Il y a divers Arts, dont tous les Hommes savent quelque chose, sans les avoir jamais appris. Tous ceux qui parlent ou qui raisonnent sont Grammairiens & Logiciens, quoique les Regles de la Grammaire & de la Logique, telles qu’on les trouve dans les Livres & les Systêmes, leur soient absolument inconnues. C’est ainsi que chacun s’entend un peu en Physionomie, & qu’il se forme une idée du caractere, de l’humeur ou de l’état d’une Personne, sur les traits de son visage. Nous ne voïons pas plutôt un inconnu, que nous sommes d’abord frapez de l’idée d’un naturel orgueilleux, reservé, doux, ou affable ; & dès que nous entrons dans une compagnie d’Etrangers, nous sentons de la bienveillance ou de l’éloignement, du respect ou du mépris, pour ces differentes Personnes, avant que nous leur aiïons entendus prononcer un seul mot, ou que nous sachions même qui elles sont.

Chaque Passion donne un air tout particulier au visage, & s’y découvre dans [439] quelque trait qu’elle y forme. J’ai vû quelquefois un Oeil maudire un quart d’heure de suite, & un Sourcil traiter un Homme de miserable. Il n’y a rien de plus commun que de voir des Amoureux se plaindre, se vanger, languir, être au desespoir, & mourir, dans un profond silence. Niveau 3► Exemplum► Pour moi, je me trouve si disposé à juger de l’humeur & de la situation des Hommes par leurs yeux, que je me suis occupé quelquefois depuis Charing-Cross jusqu’à la Bourse, à caractériser dans mon Esprit tous ceux que j’ai rencontré sur mes pas. Lorsque je vois un Homme avec le front ridé & la mine rechignée, j’ai pitié de sa Femme ; & lorsque j’en vois un autre avec l’air serain & la mine riante, je pense au bonheur de ses Amis, de sa Famille & de ses Parens. ◀Exemplum ◀Niveau 3

Je ne saurois me rappeller le nom de cet ancien Auteur, qui, à la vûë d’un Etranger qui n’avoit pas ouvert la bouche en sa compagnie, lui dit, Parlez, afin que je vous voie : mais il me semble, avec sa permission, qu’on nous peut mieux connoître par nos regards, que par nos paroles, & que le discours est plus facile à déguiser que la mine. Je croi d’ailleurs que l’air de tout le visage est beaucoup plus expressif que chacun de ses traits, & que le premier n’est autre chose en general que la disposition interieure de l’Esprit rendue visible.

Ceux qui ont fait un Art de la Physionomie, & qui ont donné des regles pour ju-[440]ger de l’humeur des Personnes sur leur visage, ont eu plus d’égard aux traits & à quelques dispositions du corps, qu’à tout l’air de la Personne. Niveau 3► Exemplum► Martial releve de pareilles circonstances dans une jolie Epigramme, qu’il a fait sur un certain Zoile, dont il dit, Citation/Devise► « qu’il avoit les cheveux roux & la barbe noire, qu’il est borgne & boiteux, & que ce seroit un grand hasard, si avec tous ces défauts, il se trouvoit honnête Homme. » Metatextualité►La voici en Latin : ◀Metatextualité

Crine ruber, niger ore, brevis pede, lumíne læsus,
Rem magnam præstas, Zoïle, si bonus es.

LXII. Epig. 54. ◀Citation/Devise ◀Exemplum ◀Niveau 3

J’ai lu sur cette matiere un Auteur fort ingenieux, qui supose, Que tout Homme, dont le visage a quelque rapport éloigné avec la tête d’un Bœuf, d’une Brebis, d’un Lion, d’un Cochon, ou de quelque autre Animal, leur ressemble pour l’Esprit, ou est sujet aux mêmes Passions qui dominent dans l’une ou l’autre de ces Créatures. Il donne ensuite le profil de plusieurs Visages de differente forme, & après en avoir un peu chargé la ressemblance, il y découvre l’air & la mine de tous ces Animaux. Je me souviens à cette occasion que l’Auteur de l’Histoire du fameux Prince de Condé nous dit, 1 que Son Altesse avoit la physio-[441]nomie d’un Aigle, & qu’Elle aimoit à l’entendre dire. On peut inferer de là que ce Prince avoit quelque idée de l’Art dont ils s’agit, & qu’à l’ouïe de ce Compliment qu’on lui faisoit, il croïoit avoir quelque chose dans la mine qui marquoit sa vigueur, son activité, sa penétration & son origine Roïale. D’ailleurs, je laisse aux Philosophes à décider, si le mouvement des esprits animaux, dans les differentes passions qui agitent les Hommes, contribue à former les traits du Visage, lorsque les chairs & les fibres en sont tendres & pliables ; ou si la même sorte d’Ame requiert la même sorte d’Habitation. Quoi qu’il en soit, je ne trouve rien de plus glorieux pour un Homme, que de donner, pour ainsi dire, le démenti à son Visage, & d’avoir le cœur bon, équitable & honnête, malgré tous les signes contraires que la Nature lui a imprimé sur le front. C’est ce qui arrive souvent à ces Personnes, qui, au lieu de se chagriner de leur mauvaise mine, ou d’envier celle des autres, s’appliquent à cultiver leur Esprit, & à s’orner de beautez plus exquises & de plus longue durée. J’ai vû bon nombre de ces aimables Laides, & remarqué un certain air enjoué, dans un amas de traits aussi bizarres qui aient jamais été unis ensemble, qui m’a plû infiniment davantage que tous les charmes & tout le vermeil d’une insolente Beauté. On peut dire que la Vertu mérite un double Eloge, lorsqu’elle se trouve dans un [442] Corps qui sembloit destiné à la reception du Vice : En plusieurs de ces Cas l’Esprit & le Corps ne paroissent pas faits l’un pour l’autre.

Metatextualité► Socrate nous fournit en sa Personne un Exemple de cette nature bien singulier. ◀Metatextualité Niveau 3► Exemplum► Il y eut de son tems un Physionomiste dans la Ville d’Athenas, qui découvrit, d’une maniere surprenante, l’humeur & les inclinations de bien des gens sur leur simple apparence exterieure. Quelques Disciples de Socrate, pour voir jusqu’où alloit son habileté à cet égard, l’amenérent à leur Maître, qui lui etoit absolument inconnu, & qu’il ne croïoit pas trouver dans cette Compagnie. Après que le Physionomiste eut un peu examiné les traits de son visage, il prononça que c’étoit le Vieillard le plus enclin à la Débauche des Femmes & a l’Yvrognerie qu’il eut jamais vû. La-dessus, tous les Disciples du Philosophe se mirent à éclater de rire, dans la pensée qu’ils avoient découvert le foible & la vanité de son Art : Mais Socrate leur dit, que les Principes de son Art pouvoient être fort justes, malgré la bévûe où il venoit de tomber ; puisque son penchant naturel l’entraînoit à ces deux vices ; mais qu’il l’avoit corrigé par les Préceptes, de la Philosophie. ◀Exemplum ◀Niveau 3

En effet, un ancien Auteur nous dit que Socrate & Silene se ressombloient beaucoup à l’égard du visage. Les Statues & les Bustes, qui nous restent de l’un & de l’autre, [443] le confirment ; aussi bien que divers Cachets antiques & nombre de Pierres précieuses qu’on trouve dans les Cabinets des Curieux. Mais quoique les Observations de cette nature soient quelquefois assez justes, un Homme sage & discret ne doit pas y ajoûter foi legerement. On peut se faire un tort irreparable les uns aux autres, si, sur la Physionomie des Personnes qui nous sont inconnues, l’on vient à concevoir quelque préjudice contre elles. Combien de fois n’arrive-t-il pas qu’on a du rebut pour des Gens de mérite, ou que l’on en taxe d’autres d’orgueil ou de méchant naturel, sur leur simple mine, & qu’on ne les sauroit trop estimer dans la suite quand on les a vûs de près ? Le Dr. Moore, dans son admirable Traité de Morale, met cet inclination qu’on a de juger des autres, sur les apparences, entre les petits défauts du cœur, & l’appelle, si je n’ai pas oublié son terme, 2 Prosopolepsie.

L. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1

1Pag. 10. de la sec. Edition.

2C’est un mot Grec, qui se trouve dans le N. T. Rom. II. 11. Eph. VI. 9. où il est dit, que Dieu n’a pas égar à l’apparecne, ou à l’exterieur des Personnes.