Référence bibliographique: Anonym (Éd.): "XXXV. Discours", dans: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.1\035 (1716), pp. 223-229, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1116 [consulté le: ].


Niveau 1►

XXXV. Discours

Citation/Devise► Ride si sapis. — — — —

Mart. L. II. Epig. XLI. v. I.

C’est-à-dire, Riez, si vous êtes sage. ◀Citation/Devise

Niveau 2► Niveau 3► Mr. Hobbes, dans son Discours sur la Nature Humaine, qui est, si je ne me trompe, le meilleur de tous ses Ouvrages, après avoir fait quelques Observations fort curieuse à l’égard du Rire, le décrit en ces termes : Dialogue► « La passion, dit-il, qui excite à rire n’est autre chose qu’une vaine gloire, fondée sur la conception subite de quelque excellence qui se trouve en nous, par opposition à l’infirmité des autres, ou à celle que nous avons eu autrefois : Car on rit de ses folies passées, lorsqu’elles viennent tout d’un coup dans l’esprit, à moins qu’il n’y ait du deshonneur attaché. » ◀Dialogue

A suivre donc les idées de cet Auteur [224] lorsqu’un Homme rit excessivement, au lieu de dire qu’il est fort gai, nous devrions dire qu’il est bien orgueilleux. En effet, si nous épluchons cette matiere avec soin, il se trouvera de puissantes raisons pour nous engager à être de son avis. Chacun se moque d’un autre qui est dans un degré de folie inferieur au sien. C’étoit autrefois la coutume dans toutes les grandes Maisons d’Angleterre d’y avoir un Fou apprivoisé & ridiculement vêtu, afin que l’Héritier de la Famille eût occasion de le railler, & de se divertir de ses bévûës. C’est pour cela même que les Fous sont en vogue dans la plûpart des Cours d’Allemagne, où il n’y a pas un seul Prince du grand air, qui n’ait deux ou trois de ces Fous dans son Equipage, reconnus pour tels, distinguez par leurs Habits, & qui servent de jouet à tous les autres Courtisans.

Les Hollandois, plus célebres pour leur industrie & leur application, que pour l’esprit & la belle humeur, ont, en divers endroits de leurs ruës, l’Enseigne du Badaut, qui est la tête d’un Fou couverte d’un Bonnet où il y a des grelots, avec la gueule béante d’une prodigieuse maniere : C’est une des Enseignes les plus communes d’Amsterdam, & qui donne occasion à divertir le monde.

On voit par-là que chacun se moque d’un autre, qui est au-dessous de lui à l’égard de l’esprit, & qu’il triomphe par la superiorité de son génie lorsqu’il a de [225] ces objets ridicules devant les yeux. Metatextualité► C’est ce que Mr. Boileau a très bien exprimé au commencement de sa IV. Satire, où il dit : ◀Metatextualité

Niveau 4► Citation/Devise► « D’où vient, cher le Vayer, que l’Homme le moins sage
Croit toujours seul avoir la Sagesse en partage :
Et qu’il n’est point de Fou, qui par bonnes raisons,
Ne loge son Voisin aux Petites Maisons ? » ◀Citation/Devise ◀Niveau 4

La remarque de M. Hobbes nous donne la raison pourquoi les Fous, dont nous venons de parler, excitent à rire les personnes de mauvais goût. Mais comme les meilleurs Esprits ne sont pas frapez de ces objets, il ne sera pas indigne de notre recherche d’examiner les differentes causes qui les provoquent à rire.

Il faut observer d’abord qu’il y a une espèce de Boufons, dont le commun Peuple de tous les Païs est grand admirateur, & qu’il aime tant, qu’il les mangeroit, pour me servir de l’ancien Proverbe : Je veux parler de ces Goguenars qui courent le Païs, & que chaque Nation appelle du nom du Plat qu’elle aime le mieux. C’est ainsi qu’en Hollandois on les nomme des Harangs secs ; en France de Jean Potages ; en Italie, Maccaronis ; & dans la Grande Bretagne, de Jack Puddings. Ces Badins, de quelque mets qu’ils tirent leur nom, pour exciter leurs Auditeurs à rire, paroissent toujours en Habit grotesque, & commettent de si lourdes bévues à chaque pas qu’ils font & à chaque mot qu’ils pronon-[226]cent, que ceux qui les écoutent auroient honte d’y tomber eux-mêmes.

Mais ce petit triomphe de l’Esprit, sous prétexte de rire, n’est plus visible aucune part que dans la Coutume établie chez nous le premier du mois d’Avril, ou chacun se met en tête de donner le plus de baïes qu’il peut. Aussi rit-on plus ce jour là qu’en tout autre de l’année, à proportion du plus grand nombre de sottises qu’on y découvre. Récit général► Hétéroportrait► Un Chapelier de mes Voisins, Homme d’un très petit cerveau, mais qui a grande opinion de lui même, se vante que, depuis dix années consecutives, il n’a pas eu moins d’une centaine de Personnes, à chaque fois, pour ses Dupes du Mois d’Avril. ◀Hétéroportrait Mon Hôtesse eut une grosse querelle avec lui, il y a quinze jours ou environ, pour avoir emploïé tous les Enfans à des messages borgnes, comme elle s’exprime. Son Fils aîné fut envoyé chez un Cordonnier pour y acheter un demi-sou de ruban de fil ; sa Fille aînée courut un demi-Mille pour voir un Monstre ; en un mot, tous ces pauvres innocens furent ses Dupes du mois d’Avril. Ce n’est pas tout, mon Hôtesse elle-même ne put en échaper ; & ce misérable Cancre n’en a fait que rire depuis ce tems-là. ◀Récit général

Quoi qu’il en soit, cette sorte de badinage seroit pardonnable, s’il se bornoit à un seul jour de l’année, mais il vient de s’élever une race de Gens, qui se piquent d’esprit, & qui voudroient avoir tous les [227] jours leurs Dupes du mois d’Avril. Ce sont des Railleurs de profession, qui ne cherchent qu’à faire donner quelqu’un dans le paneau, & qui rient sans cesse des sottises qu’ils inventent eux-mêmes & qu’ils attribuent ensuite aux autres.

C’est ainsi qu’un Homme choisit sa Dupe d’un rang plus haut ou plus bas, à proportion de l’esprit qu’il a ; ou, pour me servir d’un Langage plus Philosophe, c’est ainsi que l’orgueil secret du cœur, qui excite à rire, vient de ce qu’un Homme se compare à un autre qu’il croit au dessous de lui ; soit qu’il le prenne pour un veritable Fou, ou pour un Plaisant qui en jouë le rôle. Il est très-possible à la verité, que ceux dont nous nous mocquons, soient dans l’essentiel plus sages que nous ; mais s’ils veulent nous divertir, il faut qu’ils deviennent nos inferieurs à cet égard ; il n’y a point de milieu.

Je crains que mes idées ne paroissent un peu trop abstraites, si j’avance qu’un Homme d’esprit ne nous fait rire, que parce qu’il nous découvre quelque endroit foible ou ridicule dans son caractere, ou dans les Personnes qu’il nous représente, & que si nous rions d’une Bête brute, ou même d’une chose inanimée, c’est à cause de quelque action ou de quelque trait qui a un raport éloigné avec quelqu’une des sottises ou des absurditez qui se trouvent dans les Créatures raisonnables.

Mais sans revenir à ces impertinens Bou-[228]fons de Théâtre, qui peuvent remuer toute une Assemblée, il y a une espèce d’Hommes, si propres à divertir les compagnies, qu’on ne sauroit se passer d’eux. Ce sont de bonnes Gens, toujours exposez à la raillerie des autres ; Hommes, Femmes, Enfans, Ennemis & Amis, tout le monde les attaque, & ils servent de Plastron à qui veut leur porter quelque coup. Avec tout cela, j’en connois plusieurs qui ont de l’esprit & du bon sens, quoique, par quelque étrange bizarrerie de leur mauvais goût, ou quelque défaut corporel, ou des manieres choquantes, ils aïent toujours le malheur de servir de jouet à la Compagnie. Il est certain qu’un Homme ne sauroit être ainsi en bute à tous les assauts qu’on veut lui donner, à moins qu’il n’ait beaucoup d’esprit, & qu’il ne soit même agréable par ton endroit ridicule. Un stupide ne peut servir de Plastron qu’aux Gens du commun ; mais les Personnes distinguées veulent un Homme qui leur fasse tête, & qui se remue lorsqu’on touche à son foible. Un Plastron de cet ordre a souvent les rieurs de son côté, & il tourne en ridicule celui qui l’attaque. Hétéroportrait► 1 Le Chevalier Jean Falstaff étoit un Heros de cette espèce, & il se dépeint lui-même sous cette idée d’une maniere fort jolie : Dialogue► Toute sorte de Gens, dit-il, se font un honneur de me railler. Il n’y a point de cerveau capable d’ima- [229] giner plus de choses divertissantes que j’en ai trouvé moi-même, ou qu’on a inventées à mon occasion. Je ne suis pas seulement spirituel en mon particulier, mais la source de l’esprit qui est dans les autres. ◀Dialogue ◀Hétéroportrait ◀Niveau 3

C. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1

1C’est un Personnage d’une Comédie de Shakespear.